King Dave
Daniel Grou (alias Podz)
par Gilles Marsolais
Présenté en ouverture du festival Fantasia puis en salles dès le lendemain, King Dave de Daniel Grou (alias Podz) s’est aussitôt imposé comme un incontournable de notre cinéma, en insufflant à celui-ci une bonne dose d’adrénaline au moment où il se voit sérieusement menacé d’apnée.
Savamment orchestrée, sa mise en marché repose uniquement sur le fait que le film n’est constitué pour l’essentiel que d’un seul et même long plan-séquence de plus de… 90 minutes ! Cela constitue déjà en soi un exploit technique témoignant d’un savoir-faire indéniable qui mérite d’être souligné. Mais, fort heureusement, le film ne se résume pas qu’à cette prémisse, qu’à cette prouesse. À cet effet-cinéma, qui joue pleinement son rôle avec son pouvoir d’illusion, vient s’ajouter un contenu conséquent. Et celui-ci s’arrime avec brio au dispositif formel hors du commun, sophistiqué, qui sous-tend cette expérience.
En effet, le tournage en un seul plan-séquence vise à correspondre au « temps réel » vécu par le personnage principal, que la caméra ne quitte pratiquement jamais en le cadrant généralement en plans serrés. Et il se déroule sans interruption, c’est-à-dire sans aucune coupure ni reprise possible. Comme au théâtre, quand la pièce n’est constituée que d’un seul acte. À la différence notable que ici, dans le film, le personnage se glisse dans des décors, réels ou construits, communicants ou non, qui sont échelonnés sur près de 9 km et qu’il passe comme par magie d’un lieu à un autre, de l’intérieur à l’extérieur et vice versa, comme il louvoie entre le temps présent (celui du récit) et le temps passé au moyen de flash-back qu’il aménage et négocie lui-même. Ces glissements temporels s’effectuent généralement à l’occasion d’adresses à la caméra au cours desquelles le personnage se raconte « en direct » en tentant de se justifier, nous fait part de ses déboires en évoquant le passé aussitôt illustré à l’écran, où il devient protagoniste et narrateur-spectateur de sa propre conduite paradoxale. Or, ces adresses à la caméra, théâtrales en soi, rappellent plutôt au spectateur qu’il est au cinéma, alors même que le personnage du film vise avant tout à obtenir notre adhésion. Cette contradiction apparente relève du jeu conscient, un brin pernicieux, entre l’illusion du cinéma et la réalité. En bref, la caméra accompagne en quelque sorte Dave (solidement assumé à l’écran par Alexandre Goyette), au moment où il traverse une mauvaise passe.
Déconnecté de la réalité à l’occasion d’un incident banal, déboussolé, ce personnage se retrouve comme une coquille vide, comme un esquif livré aux éléments sans gouvernail ni maître à bord pour redresser la situation. Grâce à ce travail complexe sur le temps, l’espace et la durée, le réalisateur illustre son comportement schizophrène sans faire de l’esbroufe, malgré la complexité du dispositif technique, et sans verser dans la psychanalyse de bazar pour obtenir l’adhésion du spectateur.
À cet égard, voyez avec quelle aisance sont négociées les ellipses entre certaines scènes, pour passer d’un temps ou d’un lieu à un autre, et ce, même à l’intérieur d’une même séquence, comme celle de l’entrée et de la sortie de la prison à la toute fin, s’accompagnant d’un changement de costume et de décor, tout en finesse.
Au lieu de se retrancher derrière l’exploit technique avec ostentation, le réalisateur met donc celui-ci au service du sujet. Partant, il n’a pas tenté de dissimuler l’origine théâtrale du projet, que le spectateur n’est pas obligé de connaître pour apprécier le film. Le scénario est pourtant inspiré d’une pièce de théâtre, écrite et jouée par Alexandre Goyette, qui a connu un vif succès et lui a valu la reconnaissance de ses pairs. Au contraire, Daniel Grou mise au passage sur ce qui aurait pu constituer une contrainte pour affirmer la dimension cinématographique de cette expérience. Par exemple, au théâtre l’acteur interprétait tous les personnages de son petit univers, alors qu’au cinéma l’histoire de Dave est illustrée par des personnages secondaires forcément « fictionnels », un peu décalés, puisqu’ils relèvent autant de l’imaginaire de Dave que de la réalité qu’il côtoie dans son quartier défavorisé sans en saisir tout à fait les codes. Aussi, de son propre aveu, le réalisateur a voulu respecter la théâtralité et le sentiment d’urgence de la parole de Dave, restituer le flux de son délire verbal et mental, sans refaire pour autant du théâtre filmé. D’où le recours au long plan-séquence qui se veut l’incarnation du monde intérieur du personnage, comme une nécessité. Sans ce choix de mise en scène audacieux, on n’y croirait tout simplement pas, même si on finit par l’oublier !
La bande annonce de King Dave
5 août 2016