Knight of Cups
Terrence Malick
par Apolline Caron-Ottavi
Terrence Malick nous avait laissés sur le déconcertant To the Wonder, qui succédait au phénoménal The Tree of Life. À la grande histoire d’une vie entière, héritière de l’après-guerre et issue du cosmos, succédait la petite histoire d’un amour contrarié dans l’Amérique profonde. Knight of Cups pourrait être vu comme la suite décadente de The Tree of Life, renouant avec une ambition existentielle et formelle étrangement réduite à un ersatz dans To the Wonder. Et en même temps, Malick ancre à nouveau son récit dans la banalité du monde contemporain, ce qu’il faisait pour la première fois dans son film précédent. Le cinéaste nous projette dans un univers proche de celui où évolue Sean Penn à la fin de The Tree of Life : une urbanité lisse, où les murs sont désolants de blancheur et les baies vitrées privées d’horizon (au monde des affaires se substitue ici la débauche de soirées aussi arrosées que friquées, de villas et de robes luxueuses, et de beaucoup de temps libre). Le même schéma familial revient, le quarantenaire désœuvré étant vaguement entouré d’un frère, de leur père, du souvenir d’un troisième frère décédé et du fantôme d’une mère adorée. À Sean Penn succède Christian Bale. Hagard, il erre dans ce territoire mondialisé qui souvent cède la place à un espace plus abstrait, de l’ordre du fantasme ou de la projection, une carte mentale dont les méandres et les ruptures semblent tracer une vision rétrospective de la vie, aléatoire, lacunaire, amplifiée. La vidéo, la Go-pro et le Fish Eye se joignent pour l’occasion au festival des images, brouillant toute uniformité possible et conférant une inquiétante étrangeté à certains plans (rappelant parfois même David Lynch). The Tree of Life retraçait la vie d’un homme à travers une série d’impressions sensorielles, certes fragmentaire, mais néanmoins linéaire ; ici c’est plutôt un entrechoquement virtuose d’événements, sans continuité ni finalité : la rivière originelle de The Tree of Life est d’ailleurs remplacée par un tremblement de terre inaugural – le sol et les repères se dérobent, les images se décrochent du cadre.
Malick filme le déroulé sans drame d’une existence sans but. Le fils d’un roi (c’est le conte narré par la voix off du début) a oublié qui il était, pour devenir une figure de fantassin (c’est le titre du film, d’après la carte du tarot, jeu dont les figures en chapitrent les segments), un enfant prodigue qui ne sait trop que faire à son retour et ne pense qu’à repartir (vers le désert notamment, comme si, sans le savoir, il aspirait aux plaines et à la liberté disparue de lointaines Badlands). Personnage dénué de psychologie, privé de passé, d’avenir ou de pensée apparente, les choses défilent devant ses yeux comme s’il n’était déjà plus là, les dialogues sont étouffés (disputes inaudibles, échanges parcellaires) par le temps qui passe. Il se livre à un hédonisme quelque peu vain, au gré des femmes qu’il croise : Cate Blanchett, Natalie Portman, Freida Pinto et d’autres, filmées souvent de dos, apparitions fugitives qui ne parviennent jamais à égaler les souvenirs miraculeux d’une mère, la Jessica Chastain de The Tree of Life. Mais ne peut-on voir dans ces femmes autant de Grâces, de Parques et de Pythies qui jalonnent apparemment sans influence le parcours d’un homme sans qualités ?
Le cinéma de Malick prend des allures de vanité, au sens littéral de la peinture classique. Argent, pouvoir, plaisirs et beauté défilent, cauchemar doré où tout (et peut-être même l’art) n’est qu’éphémère. C’est sûrement pourquoi Knight of Cups, peut-être le film le plus détaché de tout réalisme du cinéaste, est celui, paradoxalement, où la réalité terrestre fait le plus d’incursions : la misère, le peuple et la maladie hantent cet univers fantasmatique et illusoire. Et tout cela est, encore une fois, replacé quelque part au milieu du cosmos, le film s’ouvrant sur des aurores boréales ondulant le long du globe. Le vent solaire vient s’écraser sur notre fine atmosphère : nous ne sommes que poussière, la Bible et les astronomes s’accordent là-dessus, et cette mise en perspective est indissociable du monde vu par Malick dans ses trois derniers films. Ainsi, à l’image si présente des vagues qui refluent sur une plage – expression sisyphéenne de l’existence et pourtant mouvement vital, à l’opposé des litres monolithiques des piscines et des aquariums – Knight of Cups est un film en apparence redondant et insondable, mais où il suffit de se laisser emporter pour être fasciné, obsédé, et même, quelque part, réconforté. Bien qu’insaisissable et offrant une résistance à notre mémoire, il ne cesse de s’éloigner pour mieux nous revenir, demander à être revu, afin de saisir un fragment, retrouver une image, renouer un fil, retracer un rhizome…
La bande annonce de Knight of Cups
17 mars 2016