Je m'abonne
Critiques

La belle et la bête

Christophe Gans

par Éric Fourlanty

Les origines de La belle et la bête remonteraient au IIe siècle, alors qu’Apulée, homme de lettres né en Afrique du Nord, en jeta les bases dans Les métamorphoses. Quatorze siècles plus tard, l’écrivain italien Francesco Straparola évoqua le conte dans Les nuits facétieuses. En 1740, Gabrielle-Suzanne de Villeneuve écrivit, pour la première fois en français, les mésaventures de Belle et de sa bête transie, mais c’est en 1757 que naquit l’histoire telle qu’on la connait aujourd’hui, en version abrégée, sous la plume de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, auteure de 70 ouvrages et amie de Daniel Defoe.

Depuis, les adaptations tous azimuts se comptent par dizaines. Comme tous les contes qui ont traversé le temps, celui-ci est formé de multiples strates dans lesquelles chaque époque trouve son compte. Pour les fiançailles de Louis XVI, on en fit un opéra-comique (Zémir et Azor); Ravel en fit une pièce pour piano; les frères Pathé, un film muet; Gérard Lenorman, une chanson; la télé américaine, une série située en plein New York et Philip Glass, un opéra déconstruit. En 1971, l’auteure Marie-Antoinette Reynaud estimait que ce conte « apprend aux enfants à distinguer la laideur morale de la laideur physique, à favoriser le rayonnement d’une intelligence, d’un cœur, d’une âme que rend timide un extérieur ingrat. » Énorme succès populaire, le dessin animé des studios Disney est finalement assez fidèle à l’approche didactique de Madame de Beaumont, une approche qui évacue totalement le trouble merveilleux que ce conte porte en lui, comme tous ceux dignes de ce nom – Peau d’âne, Le petit chaperon rouge, Blanche-neige, etc.

Pour les cinéphiles, la seule interprétation valable de La Belle et la bête est celle que Cocteau en fit dans un film sublime qui, près de 70 ans plus tard, n’a pas pris une ride. Rappelons les grandes lignes de cette histoire pas ordinaire.

Veuf, et donc monoparental, un père de six enfants (André Dussolier dans cette nouvelle version signée Christophe Gans) – trois garçons turbulents, deux filles laides et méchantes et Belle (Léa Seydoux), la plus jeune, aussi belle que bonne – est subitement ruiné. Boum, le pater dégringole de son piédestal parental. Sur une promesse d’argent, le papa déchu quitte le foyer familial. La transaction espérée ne donne pas les résultats escomptés et il repart la queue entre les jambes. Au point qu’il en perd le nord et se retrouve en pleine forêt, prisonnier d’une brute épaisse (Vincent Cassel), qui marchande sa vie contre celle de la cadette. Pensant gagner du temps, le père indigne accepte et rentre chez lui. La dite cadette, encore éperdue d’amour pour son papa chéri, file en douce et débarque, apeurée mais néanmoins intriguée, chez le monstre. Elle le trouve vraiment laid mais, comment dire, il a un je ne sais quoi qui la retient. Au point qu’elle s’installe à demeure mais pas touche, bas les pattes, il a beau lui offrir une robe chaque soir, on se calme.

Bête prend son mâle en patience mais Belle tourne en rond et demande à revoir son père. Le velu acquiesce à une condition : qu’elle lui revienne le lendemain, à la même heure, sinon, il en mourra. L’aimée est touchée mais part tout de même. Revenue chez elle, la pucelle retarde son retour au château jusqu’à se dire que, tout de même, malgré qu’elle soit « si laide et qu’elle ait si peu d’esprit » (dans le texte, comprenne ce qu’on voudra), cette Bête est si bonne qu’elle mérite d’être aimée. Belle retourne au château in extremis et sauve le bestiau affligé d’une mort imminente en lui offrant son amour pur et vierge. La Bête redevient le beau prince charmant à qui une fée avait jeté un sort. Ravie dans tous les sens du terme, Belle se félicite de son intuition féminine et la nuit de noces peut enfin avoir lieu.

En 1946, Cocteau prit une histoire pour enfants et en fit un conte pour adultes. Ici, Christophe Gans s’inspire, dit-il, du récit de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve et en tire un film qui, d’un côté, prétend avoir la simplicité d’une fable ancienne et, de l’autre, en souligne à gros traits la dimension symbolique et en évacue le mystère. Film de genre, soit, mais on peut aussi faire dans la nuance.

Pas besoin d’avoir lu Psychanalyse des contes de fées, de Bruno Bettelheim, pour comprendre que La Belle et la bête parle de puberté angoissante, de cauchemars érotiques et de sexualité naissante où les jeunes filles en fleurs déclenchent des cataclysmes, en elles et autour d’elles. Dans le même domaine, Carrie et L’exorciste sont déjà passés par là, pour ne parler que de ces deux films-là. Ici, avec le cinéaste du Pacte des loups, c’est Psychanalyse des contes de fées pour les nuls : Belle s’approche d’une membrane aqueuse recouvrant une ouverture en forme d’amande verticale, puis, elle foule un tapis de pétales de roses d’un rouge sanguinolent et, au cas où on ne l’aurait pas compris, elle se pique et une goutte de sang tombe sur son soulier.

Les dialogues sont à l’avenant, d’une trivialité affligeante : « La porte était ouverte, je suis entré », clame le père en entrant dans le palais de la Bête; « Laquelle? » demande la Belle, mutine, lorsque la Bête lui ordonne d’une voix d’outre-tombe : « Donnez-moi votre main ». Cassel a l’air d’un lendemain de veille, Léa Seydoux est frémissante à souhait, tandis que les statues sourient et que des chiots disneyens gambadent dans le château. C’est La Belle et la Bête, version Télétubbies.

Et que dire de la finale où l’on apprend que ce récit fantastique n’est qu’une histoire racontée par une  jeune mère au foyer (Seydoux) à ses deux bambins avant qu’elle n’aille border son vieux père (Dussolier) et rejoindre son mari (Cassel) au jardin. Somme toute, une jeune fille propre sur elle peut bien fantasmer sur une bête poilue, mais son véritable bonheur ne peut être que matrimonial. Même Disney n’avait pas osé aller jusque-là…

Bien sûr, les effets spéciaux – tous faits à Montréal, hormis la séquence du naufrage – sont impeccables et la facture visuelle est réussie : avec 35 millions d’euros de budget et le savoir-faire d’équipes professionnelles, c’est la moindre des choses. Mais ce film sans imagination en dit long sur notre époque, qui préfère le fantastique au merveilleux. Heureusement qu’il nous reste Cocteau et quelques autres illuminés…

 

La bande-annonce de La belle et la bête

Un extrait de La belle et la bête version Cocteau


9 octobre 2014