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Critiques

LA BÊTE

Bertrand Bonello

par Sylvain Lavallée

Le dernier film de Bertrand Bonello tire son titre d’un roman court d’Henry James, The Beast in the Jungle, dont il se veut une adaptation libre. De prime abord, les liens peuvent sembler ténus : d’un côté, chez l’écrivain, un drame à propos d’un homme, John Marcher, qui tente de se protéger toute sa vie d’une catastrophe pressentie (d’où la métaphore d’une bête qui surgirait d’une jungle obscure) ; de l’autre, chez le cinéaste, un récit en trois époques sur les vies antérieures de deux personnages qui se croisent et se recroisent au fil du temps. Mais si Bonello n’adapte guère la trame narrative du texte de James, c’est pour mieux s’emparer de sa substance existentielle et la faire traverser les siècles.

Les vaines précautions prises pour éviter la perte, les risques en amour, la peur de la peur, ce sont, pour le dire rapidement, les thèmes travaillés par James à travers son protagoniste qui choisit l’isolement pour ne pas se frotter à cette bête qu’il craint, et qui finira par prendre, dans les derniers moments, la forme même de cette solitude. Ce sont aussi ceux que le cinéaste transpose dans la prémisse de La bête. D’abord situé en 2044, son récit nous présente un futur proche dans lequel l’intelligence artificielle règne et les émotions sont devenues suspectes. Afin de les éliminer, tout humain est contraint de purger son ADN de ses vies antérieures en plongeant dans un bain empli d’un épais liquide noir. Les corps s’y enfoncent comme pour se laisser dissoudre dans le néant : mieux vaut disparaître que risquer le désastre de ressentir la souffrance.

La bête nous plonge ainsi dans les multiples vies enfouies de Gabrielle (Léa Seydoux), qui doit se délester de ses existences passées pour accomplir ce nettoyage psychique. En 1910, elle vit une histoire d’amour adultère avec Louis (George MacKay), mais leurs sentiments demeurent à demi avoués, terrés derrière les conventions sociales, alors que leurs discussions tournent autour d’un désir d’inexpressivité (comme ces poupées que Gabrielle imite, ou cette musique dénuée d’émotions qu’elle essaie d’imaginer). En 2014, Gabrielle est devenue une actrice venue tenter sa chance à Los Angeles, et Louis apparaît sous les traits d’un incel, qui va choisir son amante d’autrefois comme proie pour se venger de toutes les femmes. Dans un brusque changement de ton, le romantisme mélancolique victorien fait place à la violence du manifeste misogyne de Louis, d’autant plus troublant qu’il est directement emprunté à celui d’Elliot Rodger, un jeune adulte qui avait tué et blessé plusieurs personnes après avoir publié ses intentions sur YouTube. Mais c’est surtout l’occasion pour Bonello d’un rapprochement en apparence incongru et pourtant fructueux entre la solitude métaphysique du John Marcher de James et le discours haineux d’un meurtrier, un lien qui révèle comment le sentiment d’une impuissance perçue peut mener à une violence qui se veut libératrice, comme acte ultime de prise de pouvoir.

Jeune femme allongée dans un lit de boue noire

Ce geste de collage est typique du cinéaste, lui qui avait plaqué une bande sonore de soul sur des images de l’année 1900 (dans L’Apollonide : Souvenirs de la maison close, 2011) ou qui mettait en parallèle le récit d’un zombie en Haïti dans les années 1960 et le quotidien actuel dans un pensionnat de la Légion d’honneur en France (dans Zombi Child, 2019). L’ensemble de La bête fonctionne sur un principe semblable, avec sa structure tripartite qui multiplie les renvois et les échos d’une trame à l’autre. Cela donne à l’ensemble les allures d’une énigme, mais comme chez David Lynch, dont l’influence est évidente ici, il s’agit moins de trouver les clés qui permettraient de tout expliquer que de se laisser happer par l’expérience du mystère en lui-même. Non parce qu’il n’y a pas de « solution », mais parce que celle-ci tend à nier le sentiment de déroute et de cauchemar qui est au cœur de La bête. Si Bonello explore avant tout une atmosphère paranoïaque, froide et austère, c’est seulement parce qu’elle est le masque déchiré d’une véritable souffrance sous-jacente.

Le récit de 2014, le plus réussi, complexifie encore cette idée, en amenant au film une dimension politique. Gabrielle se retrouve en effet sous une surveillance constante, celle de Louis, mais aussi celle des caméras qui épient ses moindres mouvements, dans la maison luxueuse où elle réside temporairement. Le désir de se protéger trouve une nouvelle forme avec cette demeure à la fois ouverte à la vue de tous (la mise en scène insiste sur ses murs vitrés) et refermée sur elle-même (par son système de sécurité sophistiqué). Et c’est là où Bonello se fait le plus fascinant, lorsqu’il prend l’idée, chez James, d’une peur qui devient une prophétie autoréalisatrice, d’une bête qui surgit dans les tentatives mêmes de s’en protéger, pour la faire résonner avec la paranoïa contemporaine, le sentiment d’une menace permanente, pouvant surgir à tout instant de n’importe où, que ce soit par le terrorisme, les pandémies, le réchauffement climatique, le capitalisme accéléré, la violence d’une société sclérosée…

Par sa structure, La bête suggère ainsi que ce souhait de détachement émotionnel, autrefois impossible, est amplifié par le climat anxiogène actuel et par des technologies qui permettent à la fois d’être plus que jamais en contact avec le monde et de s’en retirer. L’hésitation entre le désir et la crainte de se couper de tout n’en devient que plus insupportable (et c’est l’hésitation en elle-même qui est destructrice, comme nous le rappellent les dialogues), d’où ce futur où il sera bel et bien possible d’atteindre cet état apathique. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre le prologue mystérieux, alors qu’une actrice, Seydoux (dans son propre rôle ?), apparaît sur un fond vert, et qu’un cinéaste, hors champ, lui donne des indications de mise en scène : elle joue la peur dans cet environnement vide, un espace abstrait qui peut être reconstruit d’infinies façons par le numérique. Nous pouvons y voir une synthèse du geste d’adaptation, un dépouillement de l’œuvre de James, comme pour en arracher certains sentiments, en même temps que Bonello les relie à des questionnements contemporains, relatifs aux nouvelles technologies. D’ailleurs, la séquence se conclut sur une sorte de glitch numérique qui fragmente et disperse le visage de l’actrice dans une mare informe de pixels, une image qui préfigure ce thème de la dissolution de l’individualité.

Que reste-t-il de nous, de notre humanité, quand nous nous retirons du monde, quand nous refusons ce qui nous lie aux autres ? La réponse de James se trouve dans l’horreur et la souffrance contenue dans le cri final de John Marcher, lorsqu’il comprend que la peur lui a déjà fait perdre tout ce qu’il ne savait même pas posséder. Et c’est ce hurlement, d’autant plus déchirant qu’il essaie d’exprimer l’inexprimable, que Bonello reprend dans La bête pour le prolonger et l’intensifier, jusqu’à nous amener vers une dernière scène foudroyante, nous suggérant qu’il est sans doute déjà trop tard pour nous aussi, que notre monde est déjà perdu, et que bientôt il ne nous restera plus que ce cri désespéré pour nous rattacher à lui.


19 avril 2024