La chambre bleue
Mathieu Amalric
par Céline Gobert
Dès les premières images, le cadre, les corps, la chambre (et les idées qu’ils véhiculent) prennent toute la place, remplacent les personnages, les discours, signifient les passions en jeu. À l’origine, il y a donc Julien (Mathieu Amalric, ici réalisateur et acteur) et Esther (Stéphanie Cléau, la compagne du cinéaste à la ville). Comme on parle de passion et de chair, Amalric préfère les réduire à leurs corps. Un sexe de femme en gros plan, des peaux, des râles. Le cinéaste (qui signe là son cinquième film) illustre le fantasme par des instantanés : le sexe comme le dard d’une abeille, comme la goutte de sang qui s’échappe après une morsure. D’ailleurs, fait intéressant : le détail servait également de point de départ au roman de George Simenon, qu’Amalric adapte ici. Ainsi, dès le début, des mêmes plans fixes, méthodiques et cliniques, entretiendront une logique que le film maintiendra jusqu’à bout : la désincarnation des personnage métaphorise la dangerosité d’une passion goulue et devient la logique filmique d’une dépossession du soi. Rapide (1H15) et en 1:33 (format parfait pour signifier l’étouffement des protagonistes), La Chambre bleue, qui puise sa noirceur chez Chabrol (qui a lui même adapté Simenon avec Les Fantômes du chapelier et Betty) et son policier chez Miller (on pense à Garde à vue), filme ainsi une double disparition : celle d’un homme, et de son épouse, avalés, étouffés, par la passion adultérine du premier, entre quatre murs. Asphyxiés, privés d’air, bleus… comme la Chambre-titre. Le film n’est ainsi rien d’autre que l’histoire d’un homme dévoré par ses femmes-monstres : l’amante, une géante qui mord, et l’épouse au silence effrayant (Léa Drucker), qui l’observe de loin, ou de haut, comme dans cette séquence où elle accroche une guirlande de Noël mais où elle pourrait aussi bien être sur le point de se jeter sur lui pour le dévorer tout cru.
C’est par la symbolique qu’Amalric tisse ce hors-champ charnel, cet implicite de folie et de rancoeur. Le charnel et le lyrique (cf. le baiser dans un vent automnal) viennent vite se confronter à du protocolaire froid et aux « représentants » de la raison (le psy, le juge, la police). La pièce bleue (où l’on fait l’amour) s’oppose à la pièce au tribunal (où l’on doit rendre des comptes). Cette chambre, où l’on est nus et libres à la maison familiale où l’on est emprisonnés. Par le symbole des deux chambres antagonistes, Amalric lie les deux vies d’un même homme (le réel et le fantasme, la liberté et la prison) et fait du leitmotiv « tuer l’épouse », l’idée freudienne d’un combat entre un désir inconscient (la pulsion du Ça, symbolisée par la Chambre-titre) et la moralité du Surmoi (représentée par le tribunal). On ne sait pas s’il a tué sa femme. Mieux : on ne sait pas s’il le sait lui-même… L’homme (le Moi), hébété, écartelé, ne sait plus où donner de la tête, ne sait plus distinguer le vrai du faux. Grâce à un réseau de correspondances ludiques, le cinéaste renforce le mystère autant qu’il le délie : la tapisserie du tribunal illustre ainsi l’abeille posée sur le ventre de l’amante dans la chambre, la goutte de confiture de l’épouse renvoie à la goutte de sang des lèvres du jouisseur. Lorsque le juge ôte brusquement une chaise vide trônant près du suspect, il nous renvoie encore au cœur de la Chambre et à cette étreinte (ici brisée) de deux corps sur le lit. Le moteur du mystère (et du film) ronronne tout du long par cette puissance de l’évocation et ce goût du détail, maîtrisés par un Amalric tout dédié à la simplicité simenonienne de son discours (l’homme, face à la passion charnelle, n’est qu’une marionnette) et à la complexité de ses motifs de cinéaste – des fils conducteurs, ténus, tendus, et des images entêtantes, toutes tissées dans une grande toile d’araignée.
La bande-annonce de La chambre bleue
27 novembre 2014