La déesse des mouches à feu
Anaïs Barbeau-Lavalette
par Gérard Grugeau
Au-delà de ses ambitions littéraires, La déesse des mouches à feu, le roman éponyme de Geneviève Pettersen adapté à l’écran par Anaïs Barbeau-Lavalette sur un scénario de Catherine Léger, n’est pas sans rappeler la trame narrative de Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…, biographie d’une jeune Allemande happée par la drogue et la prostitution dans le Berlin des années 1970. Grand succès de librairie, ce livre qui a fait l’objet d’un long métrage réalisé par Uri Edel en 1981 est d’ailleurs offert en cadeau d’anniversaire à Catherine, 14 ans, la protagoniste de La déesse des mouches à feu, en ouverture du film. Passer par le best-seller écrit par les journalistes Kai Hermann et Horst Rieck pour aborder le travail de Anaïs Barbeau-Lavalette n’a en fait rien de fortuit. Question de regard et de partis pris de mise en scène qui, d’une héroïne à l’autre, d’une époque à l’autre, reconduisent un rapport au réel qui mérite notre attention et génère un certain nombre de questionnements.
Dans les deux cas, une jeune fille tente d’échapper à la médiocrité de l’univers des adultes en s’adonnant aux excès propres au mal de vivre de l’adolescence. Au réalisme âpre et glauque du film de Uri Edel, Anaïs Barbeau-Lavalette oppose le mouvement perpétuel de la vie et ses ressacs, l’intensité émotionnelle d’un âge transitoire où une jeunesse en proie à la solitude absolue cherche sa voie en testant ses limites face à l’indifférence du monde. Nous sommes à Chicoutimi dans le Québec des années 1990, même si le film s’évertue à maintenir une sorte de flou temporel, préférant convoquer l’imagerie universelle de certaines figures iconiques (Kurt Cobain, les personnages de Pulp Fiction de Tarantino) pour évoquer ce qui structure l’imaginaire d’une génération punk rock à la recherche de modèles d’identification. Malgré des contextes culturels très différents, le spectateur se trouve toutefois ici, comme dans Christiane F…, face à une fiction voyeuriste où plusieurs des rouages narratifs cultivent volontiers le cliché.
Il y a là les parents à cran qui se séparent dans l’acrimonie, une famille dysfonctionnelle mais aimante qui tente de recoller les morceaux crise après crise, et surtout, sur ce fond de violence familiale, le portrait d’une enfant perdue, en quête de fusion, qui se révolte contre son milieu. Sous nos yeux, toute en vulnérabilité, Catherine cherche ses repères émotifs en se débattant dans les premiers émois sexuels de l’adolescence avant de tomber dans l’engrenage de la mescaline, sans doute par souci d’appartenance à un groupe et par besoin de se conformer aux rituels rassurants de celui-ci. Enfermé dans cette représentation convenue des rapports de cause à effet, le film verse très vite dans l’étude de cas et, plus souvent qu’autrement, nous confronte à un réel qui se mime lui-même en tentant d’accéder à une forme de vérité. Tout le contraire par exemple de L’amour autant de la guerre civile de Rodrigue Jean qui, dans son approche d’une jeunesse laissée-pour-compte et en perdition, induisait un espace du sensible exempt de toute psychologie, épousant avec sa caméra les comportements erratiques et désespérés de ses sujets d’observation sans jamais verser dans le spectaculaire. C’est donc dire que La déesse des mouches à feu (comme Le ring signé par Anaïs Barbeau-Lavalette à une autre époque) n’échappe pas au regard sociologique, même si le film s’inscrit dans le sillage du récit d’origine et lutte pour donner corps à de vrais personnages en les ancrant dans une sorte de romanesque échevelé et en s’appuyant sur une distribution convaincante – le point fort du film – au sein de laquelle brille la jeune Kelly Depeault, entourée des talentueux Robin L’Houmeau, Éléonore Loiselle, Antoine Desrochers, Caroline Néron et Normand D’Amour. Des personnages certes attachants, mais que le filmage à l’arraché nous intime d’aimer, sous le couvert d’une immersion des plus envahissantes.
Sans doute faut-il voir dans ce parti pris de l’immersion qui caractérise la mise en scène le souci de rendre justice au roman de Geneviève Pettersen dont l’écriture fougueuse, doublée d’un attachement au langage parler de la région de Saguenay, posait tout un défi d’adaptation. Pour traduire les flux souterrains qui traversent ce flot autofictionnel et capter l’énergie irrépressible de l’adolescence que la cinéaste approche sans pathos et avec une générosité de regard, Anaïs Barbeau-Lavalette opte pour une surenchère de gros plans et de plans serrés qui collent au plus près du vécu de ses personnages tandis que le dynamisme du montage vient renforcer par ailleurs les effets de ce filmage à fleur de peau. Face à ce tourbillon sensoriel, le spectateur n’a d’autre choix que de se sentir pris en otage, n’ayant plus qu’à consentir à la vision qu’on lui impose.
Cette « année noire de toutes les premières fois » évoquée par Geneviève Pettersen dans son roman n’est plus alors qu’une succession de moments souvent dramatisés et codifiés à l’extrême, accentuée de surcroît lors des séquences de prise de drogue alors que les plages musicales viennent saturer l’espace sonore et générer sans surprise l’état de perception modifiée que l’on associe aux voyages hallucinatoires. Hormis les scènes de sexe frontales filmées avec un naturel bienvenu, rares sont les stases où la cinéaste laisse son film respirer pour amener sa caméra vers un ailleurs plus introspectif et mystérieux, les images s’épuisant d’elles-mêmes au fil de leur défilement, ne laissant derrière elles qu’une empreinte évanescente. Et ce même dans les séquences oniriques où l’eau et le feu viennent court-circuiter par intermittences le réalisme de l’ensemble sans que ne cristallise à l’écran une part de ce « cinéma de voyant », selon le terme de Gilles Deleuze, susceptible d’amener le réel à un haut degré d’intensité. Beau et apaisé, un plan nous reste toutefois en mémoire parce que, soudain en retrait de l’agitation du monde, il invite à aller voir derrière l’image : celui du regard caméra de Catherine qui, en guise de prologue, nous enveloppe d’une tristesse sourde mais en nous prenant à témoin, se charge d’une ambivalence trouble dont l’effet ne fait qu’amplifier chez le spectateur l’impression de « chantage au vécu » induit le plus souvent par la mise en scène.
Au final, La déesse des mouches à feu qui se voulait un film de solitude, de dérive et d’attente débouchant sur la perte, se fige dans les conventions au-delà de son chaos apparent. S’il parvient à arracher au réel quelques reflets épars d’une jeunesse déchue, il peine à trouver dans ses raccords de lieux ou de regards la juste distance face au mélange de désespoir et de désir d’envol que la mise en scène s’efforce de capter. Dans sa volonté d’osmose avec un sujet qui lui tient à cœur, la caméra d’Anaïs Barbeau-Lavalette se veut bienveillance, et sans doute réminiscence du propre rapport de la réalisatrice à son adolescence. Force est d’admettre qu’elle s’avère hélas surtout racoleuse et intrusive à l’excès en voulant faire advenir le miracle de la vérité, celui des premières naissances d’un âge aussi fragile qu’une envolée de lucioles.
1 avril 2021