Je m'abonne
Critiques

La désintégration

Philippe Faucon

par Gérard Grugeau

Redécouvert récemment alors qu’il date de 2011, La désintégration de Philippe Faucon (Fatima, récompensé cette année aux César) est un film à voir absolument. Prémonitoire déjà en son temps (sa sortie précède d’un mois les tueries de Toulouse et Montauban en France), il l’est d’autant plus aujourd’hui dans le contexte des attentats de Paris, commis par de jeunes radicalisés prêts à sacrifier leur vie au nom d’un intégrisme islamique mondialisé. Rares sont les fictions françaises qui se sont intéressées aux causes de la dérive d’une certaine jeunesse issue de l’immigration en rupture de ban avec une société qui les exclue de façon systémique. Seul Bruno Dumont dans Hadewijch (2009) avait su traiter avec une rigueur exemplaire du dévoiement de la religion en suivant le parcours mystique d’une jeune fille en quête d’absolu, appelée à commettre un attentat pour se rapprocher de Dieu dans un désir de fusion mortifère. Pour sa part, Philippe Faucon se place sur un tout autre terrain, plus documentaire : celui du drame social réaliste, mâtiné de polar, qui déploie en à peine 80 minutes sa mécanique implacable.

Une cité de la banlieue lilloise, dans le nord de la France : c’est là que se nouent les fils menant au drame dans lequel sont impliqués ici trois jeunes gens destinés à se faire exploser devant le siège de l’OTAN à Bruxelles. Trois jeunes nommés Ali, Hamza et Nasser, tombant un jour sous l’influence d’un prédicateur charismatique, Djamel, qui saura traduire en mots leurs frustrations et canaliser leur désarroi pour les amener à participer au djihad dans un sursaut de redéfinition identitaire et protestataire. Philippe Faucon s’intéresse de plus près à Ali et sa famille, car ce microcosme qui est en soi porteur des contradictions et tensions intergénérationnelles a valeur d’exemplarité. La radicalisation de certains jeunes musulmans de seconde génération écartelés entre l’islam culturel des parents dans lequel ils ne se reconnaissent pas et les valeurs d’une société de consommation qui les renvoient à leur précarité économique et à leur non existence sociale est aussi l’échec du modèle républicain d’intégration. Modèle qui en reléguant à la marge une partie de sa population a laissé s’installer les ferments de la violence en ethnicisant les rapports sociaux (la dés-intégration du titre). Le mythe de l’intégration est aujourd’hui bien écorné et le film souligne implicitement l’urgence politique d’agir, sans remettre pour autant en question le caractère factice et trompeur du pacte républicain. De génération en génération (voir l’exploitation du père ouvrier) s’écrit ainsi une généalogie de la violence qui nie de fait l’égalité culturelle. Que le film n’ait pas trouvé de financement auprès des télévisions conventionnelles n’est sans doute qu’un exemple de ce refus d’inclusion de la part de la culture dominante.

Certains ont reproché à La désintégration son schématisme réducteur. Disons qu’il met plutôt en valeur l’art économe de la mise en scène chez Philippe Faucon (que l’on retrouve dans Fatima), sa façon subtile de travailler par couches, par touches, selon un principe cumulatif qui permet de rendre compte de la complexité du réel. Peut-être le film n’échappe-t-il pas parfois au typage sociologique, mais l’accumulation des séquences traitées le plus souvent avec un sens de l’ellipse maitrisé dessine sur la durée un faisceau de vérités bien observées qui servent efficacement la mécanique inéluctable du récit, d’autant que la précipitation des faits crée au final une tension propre au régime narratif du polar. L’étau qui se resserre inexorablement sur les personnages pris dans l’engrenage d’une révolte récupérée idéologiquement exigeait un montage serré, et le pari est tenu, même si la sècheresse de l’ensemble tient peut-être aussi en partie à la modestie du budget de production. Privilégiant toujours un cinéma non spectaculaire qui refuse le pathos et la psychologisation, Philippe Faucon filme ici l’attentat en hors-champ, restant au plus près des personnages et renforçant du même coup la sensation de prison mentale dans laquelle chacun s’est enfermé. Concis et épuré, le film gagne ainsi en intensité.

La désintégration pourrait être démonstratif et il l’est parfois (voir les changements rapides dans le comportement d’Ali sous influence, le prêche de l’imam qui vient contrebalancer les paroles doctrinaires de Kamel), mais il sait en revanche donner aux images une forte portée symbolique comme dans cette séquence où le personnage discriminé à l’embauche, se départit avec rage de ses notes de cours accumulées dans un classeur. Ce faisant, il dégage un espace intérieur pour recevoir la dialectique insidieuse de Kamel qui le mènera à sa perte. On déplorera par contre que le film ne s’attarde pas plus avant sur des moments de flottement où le récit échappe à une logique utilitaire pour laisser place à ce qui sourd entre les séquences, comme cette crise de psoriasis qui se déclenche soudainement chez Ali, montrant que le corps résiste à l’appel du sacrifice. Chose certaine, Philippe Faucon sait donner en quelques plans une épaisseur humaine à ses personnages souvent interprétés par des acteurs non professionnels qui sont saisis dans la spontanéité du moment. Comme dans Fatima, le personnage de la mère est à la croisée des frottements culturels; elle est le socle, celle par qui passe un amour inconditionnel et qui tente de s’affranchir de tous les discours. Elle est ici le point d’orgue du récit, celle qui reçoit en plein cœur le choc de la nouvelle de l’attentat dans lequel son fils est impliqué. Dans le couloir de l’hôtel où elle travaille comme femme de chambre, elle tente de fuir en criant sa douleur. Dans ce plan final où la course de cette mère éplorée semble sans issue cristallise toute la tragédie des exclus de ce monde.

La bande annonce de La désintégration


1 avril 2016