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Critiques

LÀ D’OÙ L’ON VIENT

Meryam Joobeur

par Gérard Grugeau

Les thèmes de l’islamisme radical et de l’endoctrinement autoritaire d’une jeunesse en quête d’idéal ont récemment été abordés par le cinéma, notamment sur le versant documentaire dans Les filles d’Olfa(Kaouther Ben Hania, 2023) et Rojek (Zaynê Akyol, 2022). Premier long métrage de la réalisatrice canado-tunisienne Meryam Joobeur, Là d’où l’on vient s’ancre pour sa part résolument du côté de la fiction pour asseoir son propos. Fait inusité : le film s’avère le prolongement d’un court métrage de 2018, le multi-primé Brotherhood, que la cinéaste a décidé de revisiter. Au-delà du travail sur la durée, la toile de fond reste toutefois semblable, même si de nouvelles pistes narratives viennent se greffer au scénario initial. Dans la campagne tunisienne, Aicha et Brahim vivent avec Adam, leur plus jeune enfant. Rongé par la douleur, le couple attend le retour des deux autres fils partis au loin pour une raison inexpliquée que l’on a tôt fait d’associer à une guerre qui ne dit pas son nom. Quand Medhi, le cadet, réapparaît accompagné de Reem, une mystérieuse femme voilée, toute la famille se terre dans le secret et le silence. Jusqu’au jour où Bilal, un ami policier, vient faire enquête à la suite d’étranges événements survenus dans le voisinage.

Si l’on garde de Brotherhood le souvenir d’un matériau fictionnel porté par une mise en scène assurée, on se retrouve très vite ici en terrain connu, non seulement à cause d’une distribution commune aux deux films, mais aussi parce que les mêmes choix esthétiques prévalent, notamment la photographie de Vincent Gonneville qui rend le côté âpre d’un quotidien marqué au coin de la misère sociale tout en préservant à l’image une douceur bienveillante envers les personnages. Des personnages souvent mutiques, dont la caméra filme en plans serrés les expressions saisies à la dérobée et les gestes furtifs arrachés à un réel se défiant de la parole. Se dégage de cette proximité un sentiment de claustrophobie qui nous enferme rapidement dans une sorte de prison mentale dont on ne s’extirpera qu’à la toute fin, comme Aicha, la mère de famille, notre point d’entrée dans le film. Cette tension permanente maintenue par une mise en scène rigoureuse fait en sorte que Là d’où l’on vient nous happe d’emblée pour ne plus nous lâcher, telle une tragédie antique qui recueillerait les mouvements du monde contemporain en nous exposant à des enjeux que l’on préférerait occulter.

On se souvient que Brotherhood relevait le défi de la durée (25 minutes) pour donner lieu à une matière dense qui rendait compte avec lucidité de la complexité des liens familiaux face à la radicalisation d’une jeunesse victime d’idéologies mortifères. Là d’où l’on vient reprend ce canevas en lui donnant une nouvelle épaisseur dramatique, ce qui permet à la cinéaste d’affirmer son écriture. Pour Meryam Joobeur, la réécriture du scénario chapitré ici en trois parties passe par une complexification du réel. En évoquant frontalement le djihad qui précipite dans la mort tant de jeunes innocents, il est clair que la réalisatrice ne vise pas exclusivement Daech, mais tous les extrémismes à l’œuvre dans un monde où des forces obscures cherchent à imposer leur vision politique rétrograde, souvent assujettie au religieux. En partant de l’observation d’une cellule familiale, la cinéaste universalise son propos et pointe les répercussions de telles dérives sur toute une communauté au sein de laquelle l’autoritarisme des pères côtoie la honte et la culpabilité des mères soumises aux injonctions du patriarcat. Ainsi s’effectue depuis la nuit des temps la transmission des traumas générationnels.

homme barbu allongé sur un lit avec silhouette de femme voilée en arrière plan

Cette complexification du réel tient aussi beaucoup au personnage de Reem, dont on n’aperçoit que les yeux et les mains derrière son voile intégral. Cette silhouette silencieuse qui alimente tous les préjugés alentour entraîne le récit vers le genre fantastique, voire le thriller psychologique, nous rappelant certaines figures fantomatiques, comme celles de A Girl Walks Home Alone at Night (2014) de l’Irano-Américaine Ana Lily Amirpour, ou de Under the Skin (2013) de Jonathan Glazer. Ces greffes qui pourraient sembler saugrenues de prime abord s’insèrent en fait parfaitement dans une trame narrative qui revendique son hétérogénéité et s’offre de belles trouées oniriques, séquences souvent associées à Aicha, l’autre pôle féminin du film. Chez cette mère habitée par une intense soif de vérité, les frontières entre le réel et le rêve se brouillent, suscitant des allégories d’une grande puissance poétique, telles ces femmes transportant sur leur dos des fagots de bois, à l’image de Sisyphe condamné à rouler éternellement son rocher. Des images saisissantes comme celle-ci, ou celle de l’apparition énigmatique d’un cheval pas toujours bien amenée, font la richesse visuelle de Là d’où l’on vient tout en célébrant la force invisible de l’imaginaire.

Il va de soi que la cohérence de ces différents régimes d’images qui évitent le film à thèse et cohabitent pour former un ensemble organique doit beaucoup au montage. Si on dénote parfois une touche malickienne, notamment dans le rapport à la nature et la captation du flux de la vie, on ne peut oublier que Meryam Joobeur vient d’une culture de l’oralité où le conte occupe une place centrale. Deux très beaux plans nous montrent ainsi les visages d’Aicha et de Medhi se rapprochant jusqu’à se toucher pour installer un espace de confession et introduire deux flash-back qui mèneront à des révélations tragiques, dont la mise en scène exploite hélas maladroitement le potentiel dramatique. Dire, raconter : tel demeure cependant le chemin secret pour susciter « l’éveil » chez une cinéaste qui croit profondément au pouvoir transformateur de la narration.

Cet éveil pourrait bien se trouver aussi dans le titre du film qui résonne différemment en français (Là d’où l’on vient) et en anglais (Who Do I Belong To?). À la quête d’identité du premier, liée au passé qui nous invite à prendre acte de l’aboutissement d’un cheminement, s’oppose le questionnement du second, qui semble s’écrire encore au présent. « À qui appartenons-nous », nous demande la cinéaste. Sommes-nous pleinement en possession de nos vies ou sous l’emprise de forces qui nous aliènent ? Sommes-nous dépossédés de nous-mêmes au point de nous abandonner au pire ? C’est à ce besoin d’appartenir que nous confronte Meryam Joobeur en nous laissant face à nos choix.


1 novembre 2024