LA FEMME CACHÉE
Bachir Bensaddek
par Samy Benammar
Halima (Nailia Harzoune) marche dans un couloir, le pas ralenti par le poids de l’obscurité que seules deux lueurs transpercent. Elle s’avance vers celle provenant de la chambre où l’attend son époux Sylvain (Antoine Bertrand), mais son pas s’interrompt sur le seuil d’une autre pièce. La caméra glisse vers le visage de sa fille, éclairé par une veilleuse en forme d’oie. Au creux de la nuit, les doutes envahissent la maison familiale alors que les lumières rassemblées dans son Québec adoptif projettent les ombres de la France et de l’Algérie tapies dans son ventre. Celui-ci abrite aussi un deuxième enfant et cette impossible cohabitation la précipite vers le passé enfoui sous les mensonges. Sa famille est bien vivante, en France, et il lui apparaît impossible d’accoucher sans avoir préalablement confronté ses démons. De cette prémisse, La femme cachée invite à un retour sinueux entre drame des racines et racines du drame, un périple inégal dont la rugosité des élans politiques est constamment adoucie par une écriture consensuelle.
Dans Montréal la blanche (2016), Bachir Bensaddek construisait déjà une réflexion sur les identités diasporiques d’Afrique du Nord à travers le trajet personnel de ses protagonistes. Une nuit d’hiver dans un taxi, l’ancienne actrice Kahina fuyait son pays, en dissimulant ses cicatrices algériennes tandis que le chauffeur Amokrane recréait un petit Maghreb pour préserver ses origines. La femme cachée poursuit la démarche en s’attardant sur les blessures passées sous silence. Halima s’enferme dans le mutisme face à Sylvain lorsque celui-ci, l’accompagnant dans un voyage vers la banlieue française, lui demande pourquoi elle a gardé sa famille si longtemps secrète. Et c’est une autre question qui y répond : que fait-on des violences familiales qui frémissent à chaque palpitation de la veine ? Aux antipodes de son précédent film qui prenait la forme d’un conte, le cinéaste choisit d’explorer ces interrogations en ancrant le récit dans une matière première biographique aux origines troubles. Le point de départ serait l’histoire d’une femme ayant approché le producteur Serge Noël, à la suite d’une projection, pour lui demander de réaliser un film sur sa vie. En entrevue, Bachir Bensaddek explique qu’il souhaitait « trouver une façon d’amener ce parcours extrêmement difficile, à la limite du supportable à la lecture, pour en faire un objet cinématographique qui serait digeste pour le spectateur[1]. » Apparaît alors la tension qui constitue le cœur bouillonnant, pour le meilleur et pour le pire, de La femme cachée : d’une part, des épisodes dont la force documentaire touche avec une justesse troublante des réalités de l’immigration trop peu voire jamais représentées à l’écran ; d’autre part, une romantisation édulcorée qui oscille entre burlesque et obscène.
L’intrigue commence véritablement lorsque le couple et leur fille arrivent en France. Sous la forme d’une enquête familiale infestée de tabous, Halima retrace la vérité entre ses frères portés disparus et ses sœurs ayant rompu tout lien avec leurs parents. L’incertitude est redoublée par les non-dits de ce personnage dont l’énigme semble dissimuler autant la honte qu’un stress post-traumatique. Au gré des rencontres et des regards des voisins, le film nous confronte aux abus sexuels, à la précarité ou encore aux tensions qui déchirent les communautés algériennes depuis la guerre d’indépendance. S’il parvient à transmettre le sentiment d’identités tiraillées entre une multitude de facteurs irréductibles à un récit unique, il finit par tomber dans une énumération grotesque sans réellement explorer les pistes qu’il ouvre et referme aussitôt. Le regard haineux du propriétaire de l’épicerie de quartier, refusant de servir Halima, ouvre ainsi tout un pan de la révolution algérienne. Mais cette piste se referme aussitôt alors que le film nous traîne (presque de force) vers une sœur devenue universitaire qui parvient tout juste à personnifier un cliché de transfuge de classe pour compléter la tentative de fresque sociale du film.
C’est paradoxalement quand il touche le plus justement au « réel » que le film atteint ses limites, et les dépasse peut-être. Dans une scène marquante du film, l’un des frères d’Halima vide le frigo de leur mère et hurle après celle-ci, lui reprochant de ne pas lui avoir laissé suffisamment de viande. Ce court moment rompt avec le ton du film en nous faisant basculer vers une altercation vulgaire. Ayant moi-même grandi dans une famille ouvrière d’origine algérienne, j’ai vu tant de fois cette scène se produire chez des tantes proches ou éloignées. D’expérience, je saisis la complexité d’une brutalité dans laquelle se cristallise la situation précaire de l’immigration, la colère d’une deuxième génération prenant de plein fouet le racisme hérité d’une guerre qu’ils n’ont pas vécue, l’ingratitude d’un fils à qui l’on refuse d’être français et dont l’impuissance se métastase en un « putain » adressé à un frigo et une mère. Mais l’histoire reprend son cours sans développer ces enjeux. La puissance de ce surgissement documentaire n’y est pas seulement noyée ; son sens en est tout à fait transformé. Sans éléments de contexte pour réfléchir à de tels évènements, ils deviennent des enclaves caricaturales exposant avec une impudeur certaine les souffrances de l’intime (probablement tiré du récit biographique à l’origine du projet). La femme cachée multiplie ainsi dangereusement des scènes sensationnalistes sans prendre la peine de nous guider à travers celles-ci. Il s’acharne plutôt à conserver une trame « digeste » sans aller trop loin afin de répondre aux exigences de production et de distribution des institutions de financement.
Le pays imaginaire et le territoire réel se contaminent donc mutuellement pour donner naissance à un film assez monstrueux, dont chacune des fulgurances se voit discutée dans un compromis entre intentions artistiques et scénario standardisé. Au comble de ce chancellement, le personnage incarné par Antoine Bertrand (qui devrait aider aux ventes télé) n’a absolument aucune fonction dans le film si ce n’est d’accompagner une protagoniste qui se serait suffi à elle-même, pour conserver un lien factice avec le Québec. Souvent, il suit sa femme sans avoir le moindre impact si bien que sa figure et ses interjections typiquement québécoises deviennent franchement risibles. Au mieux, on s’imagine qu’il s’agit d’une contrainte de production imposant à Bensaddek d’avoir une « vedette québécoise » pour assurer quelques entrées en salle. Au pire, et c’est ce que semble affirmer le réalisateur en entrevue, bien qu’on y croie difficilement, ce Sylvain permettrait d’établir le Québec comme une terre d’accueil à travers notre identification automatique à un personnage de Québécois moyen n’existant nulle part ailleurs que dans des études de marché. C’est surtout burlesque de le voir crapahuter hors cadre ou dans le flou d’arrière-plan, et il est préférable d’oublier sa présence. Soulignons tout de même une réplique, se passant de commentaires, qu’il assène à Halima alors qu’elle vient d’avoir la confirmation que plusieurs viols ont été commis dans son enfance : « j’essaye ben fort de te truster Halima mais tu rends ça tough en tabarnak avec toutes les histoires que tu sors de ton chapeau ».
Par les paradoxes insolubles qui l’animent, La femme cachée est un objet à la fois complexe et symptomatique d’un certain mode de production du cinéma commercial. Il nous force à nous poser la question de l’équilibre entre la fiction et son ancrage documentaire dans une période où les œuvres inspirées de faits divers et les fresques sociales sont autant encouragées que sabotées par l’industrie. Au cœur de cette situation se trouve un frottement, celui de l’image documentaire (au sens d’image représentant une réalité) avec la fiction. Malgré certaines similitudes de surface, Montréal la blanche et La femme cachée participent de deux mouvements contraires. En établissant un cadre de conte de Noël – une nuit dans un taxi sous la neige – Bensaddek nous permettait de recevoir des indices du réel incomplets voire caricaturaux, justifiés par une approche sur le mode de la fabulation. Il s’agissait, à partir de l’imaginaire, de faire survenir les bribes d’une réalité palpable. Dans La femme cachée, l’aspect biographique est trop présent, et la force du réel est recouverte d’un voile. C’est le monde véritable que l’on essaye de forcer dans le moule de la fable, encadrant chaque intuition sensible de dialogues didactiques suivant un formatage désincarné. On laisse planer un mystère autour du passé harki de la famille avant de briser cette poésie politique par une explication Wikipédia que donne Halima à Sylvain, et au public, sans subtilité aucune.
L’équilibre chancelant de La femme cachée est d’autant plus regrettable que Bachir Bensaddek soulève une série de questions trop rares sur la scène québécoise. Le film nous laisse entrevoir des réflexions de fond sur le mariage forcé, le rapatriement familial, l’invisibilisation des violences dans les communautés racisées, le statut de la femme immigrée ou les traumatismes hérités par les secondes générations, mais il s’en détourne continuellement pour revenir à un pseudo-naturalisme dopé au théâtre grec. Abjectement, ce cheminement se resserre de plus en plus autour du sauveur blanc et, par métonymie, autour du Québec comme terre d’accueil, qu’incarne Antoine Bertrand. Alors que celui-ci fond en larmes, accaparant l’acmé émotionnelle de la tragédie, le parcours d’Halima culmine vers une épiphanie désenchantée qui consiste à mettre sa souffrance de côté pour rassurer son époux. La rédemption de la femme algérienne passe ainsi par une servitude maritale, censée nous faire oublier que la nuit est encore présente partout. Son obscurité est passée dans le corps jusqu’au cordon ombilical et ne nous quittera pas, peu importe le nombre de veilleuses en forme d’oie que nous parviendrons à allumer.
[1] Manon Dumais, lapresse.ca/cinema/entrevues/2024-08-02/la-femme-cachee-de-bachir-bensaddek/d-apres-une-histoire-vraie.php
13 août 2024