La fille inconnue
Luc Dardenne
par Ralph Elawani
La capacité à poser le bon diagnostic et la machine humaine au service du décryptage des codes, voilà autour de quoi s’articule La fille inconnue, le plus récent film des frères Dardenne.
Récit d’une culpabilité difficile à verbaliser, cette huitième fiction depuis le très encensé La Promesse (1996) s’ouvre au son de la respiration râpeuse d’un homme souffrant d’emphysème. Un trouble chronique donnant l’impression d’un constant manque d’air, mais aussi une métaphore de la condition à laquelle Jenny Davin (Adèle Haenel), médecin généraliste dans un quartier défavorisé de la banlieue de Seraing, lieu phare de la Belgique industrielle des Dardenne, fait face tout au long de ce film qu’elle tient à bout de bras. Une performance dont la retenue déstabilise bien plus que la forme du récit, placée sous le signe du polar.
Un soir, une heure après la fermeture de la clinique, on frappe à la porte. Au stagiaire qui l’interroge quant à la marche à suivre, Jenny répond qu’ils devraient tous deux être partis depuis longtemps. Personne n’ouvrira. Ne vient-elle pas de lui expliquer la nécessité de ne pas laisser le patient gagner sur le spécialiste ? Le lendemain, Jenny apprend que la personne qui frappait à la porte a été retrouvée morte non loin de la clinique.
La victime : une femme d’origine africaine, une sans-papiers que nul ne tentera d’identifier, hormis les policiers, avec tout le laxisme propre aux cas jugés trop « ordinaires ». Cette inconnue deviendra le modus operandi d’une quête dont l’intrigue, d’une simplicité désarmante, pourrait pratiquement tenir sur une serviette de table, tout en étant en parfaite adéquation avec l’aphorisme lacanien « Ce n’est pas le mal, mais le bien, qui engendre la culpabilité. »
Rongée par un sentiment d’imputabilité envers une victime sans nom, Jenny renoncera à un avenir au sein d’un autre cabinet (plus respectable) pour plutôt demeurer à cette clinique où elle n’était qu’intérimaire. Elle se fondra au décor, habitera le lieu. La pratique de la médecine deviendra alors pour elle prétexte à une enquête sur la misère propre aux sans-papiers : chantage, proxénétisme, réseaux opérant en vase clos, omerta sur les pratiques de ce monde interlope.
Mais comment exprimer ces maux à ceux qui ne veulent pas les entendre, spécialement lorsqu’il s’agit des victimes elles-mêmes et de leurs proches ? Si le cinéma des frères Dardenne rend compte d’une certaine vision du monde, Jenny se voit quant à elle investie de la mission de rendre des comptes à ceux que cette vision du monde fait ressortir comme des éléments déclassés de la société.
Travestir le polar
Puissants accélérateurs de la narration, la honte et la culpabilité traversent le film. C’est d’ailleurs le pire type de culpabilité qui est illustré dans La fille inconnue : celle que l’on s’impose à soi-même. Éléments complémentaires à ce mal-être, les patients de Jenny lui servent de fil d’Ariane et lui permettent de remonter jusqu’à l’identité de la jeune sans-papiers à qui elle espère offrir une sépulture en y faisant graver son nom (comme s’il s’agissait d’une fin en soi). En d’autres mots, rendre sa dignité à l’inconnue; redonner son sens à un signifiant évacué de son signifié.
Les révélations des patients, trop souvent interchangeables tout au long de l’enquête, tiennent par ailleurs elles aussi du réflexe honteux. Ainsi, lors d’une discussion pendant l’auscultation d’un jeune homme souffrant de troubles digestifs nerveux, une déduction scientifique fondée sur l’accélération du pouls de ce dernier met la médecin sur une piste : la jeune femme retrouvée morte était une prostituée. Le garçon a tout vu, ou presque, mais a honte de ce qu’il a vu.
Sans relations autres que professionnelles, Jenny constitue une figure analogue à cette Africaine sans nom. Un personnage qui s’avère commode pour fonder une histoire sur la figure du double. Le réseau de la jeune médecin belge se voit donc apparenté à celui de la victime. Ainsi, comme des éléments à l’intersection d’un improbable diagramme de Venn, les patients de l’une se révèlent être des clients de l’autre.
Inversion de la figure du détective dur à cuire et pessimiste, Jenny ne travaille qu’à partir d’affects pour mener une enquête sans commanditaire et, avouons-le, un peu en manque d’inspiration. Coincée dans un univers assujetti à sa relation aux patients, l’image de l’emphysème de la première scène revient donc symboliquement tout au long du film, renvoyant à l’essoufflement des rapports humains incarnés par les objets de la vie professionnelle de Davin. On la verra tout aussi bien arborer ses gants de chirurgie en parlant au téléphone que constamment faire face à des digicodes avant de pouvoir entrer en relation avec les malades à qui elle rend visite.
Porté par des questions qui dépassent la petite localité belge où se situe l’intrigue – l’ampleur de la crise migratoire et ses effets sur la vie de milliers de sans-papiers –, La fille inconnue soulève toutefois des doutes quant à la pertinence d’utiliser la culpabilité chronique et surtout la quête personnelle comme véhicules pour aborder ou documenter de tels sujets de société. Pour paraphraser la formule de Roland Barthes, bien que le cinéma des Dardenne ne cherche certainement pas à dévoiler un peu de mal afin de nous dispenser de prendre conscience de la profondeur du mal caché dans nos sociétés, l’angle restreint et la quête trop personnelle proposés par les cinéastes risquent malheureusement d’encourager les spectateurs à se satisfaire d’une simple résolution psychologique à l’un des enjeux socio-politiques et humanitaires les plus brûlants de notre époque.
La bande annonce de La fille inconnue
6 janvier 2017