LA FIN DE WONDERLAND
Laurence Turcotte-Fraser
par Mélopée B. Montminy
La fin de Wonderland n’est pas un documentaire qui, comme son titre peut le laisser croire, raconte la spirale descendante d’une pornstar déchue. Ce n’est pas une histoire de perte d’innocence, un docu-choc tragique sur un destin brisé. Le film raconte plutôt les obstacles que brave une artiste multidisciplinaire (Tara Emory) pour terminer un projet cinématographique d’envergure, Up Uranus, qui a tous les ingrédients pour devenir culte. Il s’agit d’un porno intersidéral DIY, ou, comme l’exprime sa créatrice : « it’s a trans sci-fi epic vanity project ». Tara fait tout par elle-même, de la construction des robots éjaculateurs de Menthos-7Up diète jusqu’à la réalisation, en passant par le jeu.
C’est sur les conditions non favorables, voire adverses d’une pratique artistique punk que la documentariste Laurence Turcotte-Fraser, qui signe ici son premier long métrage, pose son regard afin de nous montrer très concrètement le quotidien d’une artiste souvent seule, habitée par son travail. La cinéaste offre un accès privilégié à la vie de celle qu’on pourrait qualifier de personnage flamboyant, en choisissant aussi de nous révéler l’envers du décor de ce monde en Technicolor (pour paraphraser Stella Spotlight, dans « Les adieux d’un sex-symbol »), soit des facettes plus sobres ou banales d’une vie occupée par l’ouvrage. Nous découvrons par exemple l’actrice érotique en dehors de la représentation de soi, alors qu’elle est dans l’action. Sobriété, c’est également un qualificatif qu’on pourrait accoler au type de portrait esquissé par la documentariste, dont la perspective témoigne d’une sorte d’effacement stratégique qui nous force à l’humilité. Cela lui sert notamment lorsqu’il s’agit de représenter son sujet sans glisser dans les pièges de la prédication, évitant condamnation sensationnaliste ou fascination perverse.
Le jeu, celui d’actrice et celui qui tient du plaisir fétichiste, est le fruit d’une exploration du corps-canevas que l’artiste poursuit depuis environ deux décennies, perçant d’abord comme bédéiste, avant d’assumer pleinement sa transidentité. C’est en dessinant des personnages aux allures de poupées victoriennes qu’elle a décidé d’en devenir une, faisant de son corps sa propre muse. Selon Tara, cet univers du comic book représente en quelque sorte un monde parallèle dans lequel elle aurait pu poursuivre sa vie sans transition identitaire (si elle avait choisi cette fameuse pilule bleue, celle du statu quo – théorie selon laquelle The Matrix est une allégorie sur la transidentité, n’en déplaise aux conspirationnistes qui en ont une toute autre lecture). Mais Emory a choisi de s’engager dans la voie de l’exploration de ses désirs, de les actualiser via la création et la transformation perpétuelle : chirurgies, photographies, galaxies.
La science-fiction est-elle par essence un terreau fertile pour la transidentité? Le roman Valide de Chris Bergeron aborde par exemple le thème sous un angle dystopique. Mais ce sont aussi toutes les communautés qui gravitent autour du cosplay qui semblent offrir une permission de transformation, d’incarnations nouvelles pour ses membres. Les costumes agissent comme une passerelle vers l’affirmation de soi. Pour le personnage solitaire que semble être Tara Emory, fabriquant elle-même ses décors et assurant la postproduction d’Up Uranus (elle affirme ne pas faire confiance aux autres), les communautés fétichistes se révèlent des espaces sécuritaires, des chosen families. On peut penser à Wonderland, son clan kinky, famille lubrique qui se réunit dans le studio bientôt vendu de Tara, lui offrant un espace où elle se sait à l’abri du jugement. Il y a aussi cette réunion d’amateurs de vieilles automobiles françaises, cette autre communauté, un safe space étonnant composé de gentils bonshommes (elle semble être la seule femme) où elle peut s’affirmer librement en déjouant les codes de la féminité dans sa robe rose bonbon : elle se la joue bimbo érudite, personnifiant la candeur pour ensuite s’en défaire.
Au carrefour des identités de la jouisseuse intergalactique, à l’intersection femme trans et travailleuse du sexe, il y a un rapport singulier à l’image et la sexualité. L’éros, à travers la perspective de la caméra, fournit à Tara une preuve tangible de son incarnation : son image, sous le prisme de la sexualité, lui confirme qu’elle existe dans ce corps qu’elle s’est pratiquement dessiné elle-même. (On parle notamment d’euphorie de genre pour exprimer cet état de satisfaction à l’idée d’être vu·e par autrui tel·le que l’on se perçoit.) Cette forme d’art pornographique illustre la complexe beauté d’incarner un sujet-objet, à la fois objet du désir d’autrui et artiste des siens. La star érotique, poupée idéatrice, explore le travail du sexe de façon aussi ludique qu’elle aborde les autres aspects de sa vie : comme une bergère tout sourire saluant les passants dans le métro de Montréal. Elle sonde ce cosmos à la manière d’une Barbarella dotée de désirs propres.
Pour embrasser la démarche artistique de Tara Emory et son rapport au monde, la documentariste Laurence Turcotte-Fraser passe par les objets pour arriver tranquillement à l’humain. Voitures miniatures et vraies pièces d’automobiles rouillées, morceaux de robots, perruques multicolores, chaise à queue et pompe à lèvres sont une ribambelle de bébelles qui composent les jouets de la patenteuse aguerrie. Si lesdits objets ont une valeur en tant que parties de collections et qu’outils d’un projet cinématographique dont l’ambition ne peut qu’émouvoir, ils révèlent parfois une relation d’accumulation de biens que la protagoniste qualifie elle-même d’une maladie héritée par son père.
Bien entendu, avec un sujet de documentaire aussi fantasque, pas besoin d’en faire beaucoup pour intriguer. Or, à mesure que les obstacles s’accumulent pour Emory (à l’image de ses objets), Turcotte-Fraser semble se déposer sur ces nœuds et s’y perdre elle-même. C’est comme si les difficultés pour Tara d’achever son projet entamé en 2004 infléchissaient elles-mêmes le rythme, parfois moins soutenu. Qui plus est, le temps lui-même est une menace lorsque le corps d’une actrice ressemble de moins en moins à celui qu’elle avait au début d’un tournage qui dure depuis une quinzaine d’années. L’enchaînement d’impasses accentue donc l’angoisse exponentielle vécue par la pornographe, en plus d’évoquer le chaos d’un amoncèlement de bidules dans un contexte d’éviction. Enfin, on peut se demander si la position d’effacement volontaire de la réalisatrice ne rend pas périlleuse toute forme de dénouement. Ironique pour un film dont le titre contient le mot « fin ».
10 septembre 2022