La fin des terres
Loïc Darses
par Samy Benammar
« On a perdu le sens de la fierté », nous annonce la voix lointaine d’un jeune homme tandis que défilent sous nos yeux les paysages d’un Québec que Loïc Darses nous redonne à voir, comme dans un souvenir aussi actuel que dépassé. Dès son ouverture, La fin des Terres renvoie à l’imaginaire d’un cinéma direct ancré au cœur de l’ONF qui a donné carte blanche au jeune réalisateur d’Elle pis son char. Ce premier long métrage pose une question, moins présente mais toujours aussi vive, une question formulée par Pierre Perreault dans Un pays sans bon sens :
« “Ce maudit pays là qu’on a colonisé”
du poète Alfred Desrochers
comment le nommer ? »
Loïc Darses mentionne le documentariste dans son film qui se construit en écho direct à cette période où l’on avait encore « le sens de la fierté ». À la première partie du film de Perreault intitulée « l’appartenance à l’album », il répond par une œuvre elle aussi découpée en parties, mais dont le premier segment exprime non plus une conviction, mais un doute : « I le Questionnement ». Comme un souvenir périmé, les mots des personnages de Perreault reviennent en mémoire : « Si on veut survivre, il va falloir qu’on se sépare », il va falloir « reprendre le fleuve » et quoi qu’il advienne, « il faut gagner ou perdre ». La Fin des Terres, pour honorer ses ainés, donne la parole à des nouvelles voix, des contemporains de son réalisateur nés dans un monde sans Falardeau, sans Chartrand. Un monde d’après le référendum où « il n’y a personne » pour porter un patriotisme mort avec le Non de 1995. Il ne reste alors qu’un territoire que doit apprivoiser une jeunesse n’ayant plus l’envie de combattre pour une lutte déjà perdue : celle de leur identité : « Le PQ c’est des archives ». Or, un encart nous signale, rouge sur noir, que La fin des Terres ne comportera justement aucune image du passé.
Les protagonistes n’habitent plus ces espaces désertés que traverse une caméra équipée d’un steadicam titubant dont les tremblements trahissent l’hésitation d’un regard qui cherche à se raccrocher à quelque chose dans une promenade dominée par l’indifférence. À cause du confort, « la révolte ne se passe pas ». Le point de départ de Elle pis son char était la découverte par Darses des vidéos enregistrées par sa mère lorsqu’elle s’était mise à la recherche de l’agresseur de son enfance. Retraçant ce parcours, il dessinait déjà dans ce court métrage les contours de son cinéma. Ici, se détachant de l’expérience personnelle, le cinéaste propose une errance jalonnée par les moments déterminant d’une jeunesse qu’il donne à entendre sans jamais qu’on ne la voit. Désincarnée, comme l’époque qui l’émet, la parole distante vient commenter de nouvelles cicatrices : celles du printemps érable en « transition avortée » qui devient de fait le point de départ d’une identité fragmentée. Et les images de partir alors de Montréal pour aller explorer d’autres espaces, tous facilement identifiables.
Ce territoire auquel on revient toujours résiste au rejet initial, et les personnages comme le spectateur se reconnaissent progressivement dans ces lieux emblématiques, que ce soit la pointe de la Gaspésie ou la croix du Mont-royal. Commence ainsi à apparaître le paradoxe au centre du film : si elles refusent de prime abord le concept d’identité québécoise, les voix qui viennent dialoguer, par l’entremise d’un montage minutieusement pensé, finissent par exprimer, malgré elles, un sentiment d’appartenance. Avec impertinence, elles « emmerdent le vote » et délaissent les bancs vides des tribunes où s’est joué un jour le débat de l’indépendance. Et tandis que le film glisse vers sa seconde partie « l’Impasse », l’enceinte d’une prison dressée par l’époque et son désespoir se fissure alors que reviennent des questions de fond entre colonisation et immigration.
À l’image, les pixels commencent à se détériorer jusqu’à ce que le paysage déformé tombe dans l’abstraction d’une identité aussi incertaine que les glitchs qui viennent à envahir l’écran. Le Datamoshing employé est une technique qui consiste à supprimer certaines images numériques pour tromper les algorithmes de lecture et obtenir un monstre graphique mettant à mal la linéarité au profit d’une fragmentation du temps et de l’image. L’usage de ce procédé fait écho aux propos du film : comme ces visuels au défilement altéré, la jeunesse québécoise se cherche et se perd entre son histoire et ses enjeux contemporains. Avec intelligence et subtilité, Darses glisse à l’image des indices qui viennent nuancer et approfondir les paroles rapportées jusqu’à une scène où le chaos se matérialise enfin. Dans un club, des lumières vacillantes éclairent les membres désarticulés qui se déhanchent au rythme d’une pensée qui se métastase ; et le figuratif et l’abstrait font corps dans une fulgurance lumineuse où les couleurs s’entremêlent. Les lieux semblent alors se fondre en fragments d’images torturées dans lesquels on ne se reconnaît plus. Le rendu esthétique permet de comprendre l’instabilité liée à la notion d’identité. Darses ne se contente pas d’illustrer ses entrevues. Dans de tels moments, il arrive à mettre en place des idées grâce au dialogue qui se noue entre le son et l’image. Ainsi, les voix essayent d’affirmer des opinions, avant de les déconstruire, et ce sont les pixels des paysages qui finissent par souffrir de ces contradictions, le territoire se déformant au gré des fluctuations de l’identité.
Ces instants, qui auraient pu être plus nombreux, ne sont hélas pas assez représentatifs d’une œuvre qui, malgré sa volonté de déconstruction, reste trop rigide, trop définie pour pleinement incarner son indétermination. Les personnages étant nommés uniquement dans les crédits, on en vient à se demander à qui Darses donne la parole. Ces voix sans visages sont floues, et l’on ne sait alors plus si l’on entend les paroles mêlées et lacunaires d’individus ou si l’on écoute un discours dialectique dont la forme ferait obstacle au contenu. Et lorsque qu’il est dit, par exemple, que le Québec ne se résume pas à Montréal, le spectateur a alors du mal à se défaire du sentiment général que La Fin des Terres reste attaché à cette ville à cause de protagonistes qui, dans l’ensemble, s’expriment par un verbe assez caractéristique du milieu dans lequel a dû évoluer le cinéaste pendant ses études. Dans cet entre-deux, rares sont les moments où les langues fourchent pour laisser surgir l’émotion, justifiant au passage certaines maladresses. Quand une jeune femme nous dit : « je suis métisse, j’ai l’impression d’incarner une réconciliation », on devine que la phrase est très personnelle et qu’elle ne prétend pas résoudre la question autochtone, mais la problématiser. Cependant, en l’insérant dans une suite construite, le film laisse dans le doute quant à la valeur à accorder aux interventions. Ces dernières, entre affirmations et suppositions, s’enchainent d’une manière parfois scolaire et se répondent avec une logique de montage systématique qui nuit à la volonté de fragmenter le discours.
La dernière partie « Réappropriation » impose ainsi de manière un peu trop péremptoire l’idée voulant que « l’avenir c’est la diversité culturelle ». Pourtant intelligemment amenée par les glitchs et l’explication du « monstre qui est en nous », évoqué tant par le calvaire d’Oka que par les événements de la Mosquée de Québec, cette partie reste malgré tout prévisible. Face aux horreurs passées et contemporaines, La Fin des Terres se conclut sur une voix devenue collective – était-ce nécessaire -, à savoir celle d’une jeunesse qui se contenterait d’une promenade indifférente « dans l’époque donnée » et qui finirait par confesser : « Je ne m’en fous pas ».
Dans Cornouailles, les bœufs musqués sont « suivis des veaux nouveaux comme pour déjà leur enseigner l’austérité ». Pour sa part, Loïc Darses laisse s’exprimer les veaux d’aujourd’hui, jeunes bêtes aussi fougueuses que réfléchies qui doivent faire face au « peu de vie qu’il reste à brouter dans le cloitre étroit des survivances. », comme le constatait/présageait Pierre Perrault à son époque. Dans les pas de ses prédécesseurs (on parle ici de Perrault, mais aussi du Gilles Groulx de 24 heures ou plus dont le cinéaste revendique l’influence), le film part de la fable désabusée d’une génération que l’on pense apolitique, voire apathique, pour mettre au goût du jour des questionnements qui entendent dépasser « l’illusion du spectacle d’une identité claire ». S’il ne laisse pas suffisamment de place au doute et à la déconstruction qui étaient pourtant les points de départ si stimulants de sa proposition, Loïc Darses signe ici un premier long métrage à la fébrilité certes parfois maladroite, mais néanmoins aussi pertinente que percutante.
15 mars 2019