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Critiques

LA GARDE BLANCHE

Julien Elie

par Robert Daudelin

Soleils noirs date de 2018, et pourtant son souvenir hante toujours nos mémoires. Aussi attendions-nous impatiemment le nouveau film de Julien Elie, d’autant plus que c’est encore au Mexique que le cinéaste est allé promener sa caméra.

Soleils noirs cherchait les raisons de la violence endémique qui, depuis plus de deux décennies, secoue le Mexique. La garde blanche traite aussi de violence, mais d’une violence moins horrifiante, plus sournoise, celle qui naît de la collusion entre pouvoirs publics corrompus, grandes entreprises, notamment minières, et crime organisé. Cette violence s’attaque aux richesses naturelles du pays dont elle écrase les habitants en détruisant leur habitat traditionnel.

Le film s’ouvre sur deux vers du poète chilien Roberto Bolaño : « Nous rêvions d’utopie / et nous nous sommes éveillés en hurlant ». Ce court texte constitue le programme du film : chaque paysan qui prend la parole rêve de retrouver son coin de terre et sa vie d’autrefois ; il n’a pourtant d’autre choix que de dénoncer (hurler) les « dommages permanents » (ce sont les mots de l’un d’entre eux) que les sociétés minières, notamment canadiennes, et les projets de barrages hydroélectriques (sur le Rio Verde) infligent à son pays.

La présence des sociétés minières canadiennes au Mexique (comme en Afrique) est bien connue[1] et aurait pu faire l’objet d’un bon reportage prime time de Radio-Canada. Tel n’est évidemment pas le projet de Julien Elie. Cinéaste de terrain, s’il pratique l’enquête, c’est en misant sur le temps et la complicité et en faisant pleine confiance à ses outils de cinéaste : c’est la mise en scène qui devient outil de connaissance et permet au spectateur de découvrir l’ampleur de la tragédie sans besoin de statistiques ou de dossiers journalistiques.

Mexicain avec chapeau dans une pièce sombre

Pour nous parler de cette tragédie, Elie donne la parole aux paysans et paysannes, adoptant le rythme de leur quotidien, du ramassage des feuilles de maïs qui nourriront les chèvres à l’annonce publique qu’Albertina Diaz propose des quesadillas encore chaudes. Tout est vu – magnifiquement filmé par Ernesto Pardo, déjà responsable des images de Soleils noirs et, plus récemment, de celles du très beau El eco de Tatiana Huezo – du point de vue des autochtones : la caméra suit chaque témoin, se place derrière lui pour suivre son regard et, simultanément, recueillir son témoignage. Le pas des paysans devient le rythme du film et leur éloignement prudent des puits de mine dicte au film l’espace dont il devra se contenter, la prudence étant par ailleurs de mise ; les minières n’aiment pas beaucoup les visiteurs, surtout s’ils sont équipés d’une caméra.

La garde blanche est un film sur la parole, la parole qui dénonce, qui analyse aussi. Point besoin de spécialistes pour nous fournir des statistiques sur l’exploitation minière à Salaverna, celui qui a survécu à la destruction de son village peut tout nous dire, avec ses mots et ses émotions. Pourtant il sait que de parler est dangereux, les minières chargeant les gangs mafieux d’interdire l’accès à la mine à ciel ouvert, comme au village sacrifié. Tous ceux et celles qui acceptent de parler au cinéaste se savent menacés ; ils dénoncent ces nouveaux prédateurs, mais évoquent tous la « peur de parler ». Ils parlent parce qu’ils rêvent de retrouver leurs fermes et le paysage qui les a vus naître. Deux fondus enchaînés très discrets viendront rappeler en fin de séquence cette identification, aussi étroite que naturelle, entre ces hommes et femmes de la terre et la nature magnifique qui a toujours été leur complice et que le capitalisme sauvage leur a enlevée. « Le Diable nous a volé notre sourire », avoue celle qui rêve d’écrire et qui ne voit que désolation chez les siens.

D’autres luttent, résistent, tentant d’organiser leur communauté comme Julian Carrillo, militant autochtone au Chihuahua, assassiné avec plusieurs membres de sa famille et devenu un héros populaire. Qu’on milite dans le Zacatecas ou en Jalisco, tous savent – et ils le disent – qu’ils vivent dans un climat de « morts annoncées ». Conscients qu’ils sont les victimes d’une « nouvelle forme de colonisation », ils en voient clairement le signe dans les 264 exploitations minières installées à travers le pays, aussi bien que dans ces éoliennes qui décorent désormais la terre de leurs ancêtres et les derricks qui se cachent dans la forêt tropicale – et que le film a su découvrir ! La garde blanche dit tout cela, devenant, dans sa démarche évocatrice même, une sorte d’ode à un pays agressé, tout en célébrant la terre, la vie paysanne et la fierté de ses héritiers.

Fruit d’un long travail et d’une approche aussi patiente que respectueuse des paysans et paysannes qui n’ont d’autre choix que de « quitter ou périr » (leurs mots), le film de Julien Elie réussit,  grâce notamment au montage exceptionnellement fluide de Xi Feng, à créer une étonnante unité de lieu bien qu’il ait été tourné dans dix états : c’est du Mexique dont il est ici question et le Mexique est le seul lieu de ce film aux lieux pourtant multiples, étroitement reliés entre eux par les témoignages des hommes et des femmes qui luttent pour leurs terres.  Film « militant », sans doute, mais qui jamais ne s’interdit d’être un projet esthétique dans lequel se conjuguent harmonieusement le travail de caméra, de montage et une bande sonore discrète et efficace. Comme aimait le répéter Joris Ivens : « Le documentariste est un artiste qui, filmant une situation avec un maximum d’expressivité, crée une réalité nouvelle. »

[1] Notamment grâce au livre d’Alain Denault et William Sacher, Le paradis sous terre : comment le Canada est devenu la plaque tournante de l’industrie minière mondiale (Écosociété, 2012), et au numéro spécial de la revue PossiblesAbus des minières (juin 2015).


26 avril 2024