La graine et le mulet
Abdellatif Kechiche
par Philippe Gajan
De Marivaux à Pagnol, il n’y a qu’un pas comme le prouve le passage de L’esquive à La graine et le mulet. Peut-être un peu plus… Ce qui surprend dans le troisième film de Abdellatif Kechiche, ce n’est pas tant les qualités que l’on retrouve d’une oeuvre à l’autre et particulièrement bien sûr la qualité et la richesse de la langue utilisée ou encore la justesse du portrait social – ici la saga familiale d’une famille française d’origine maghrebine autour du port de Sète. Ce qui surprend, c’est le rythme du film, un rythme que d’aucuns ont souvent décrit comme lent en première approximation et que j’aurais plutôt envie de qualifier de gourmand. Un rythme qui prend tout d’abord le temps de dire l’amour de la vie, la tendresse envers ses comédiens, le temps d’un repas dominical en famille autour du couscous au poisson (le mulet du titre du film) mais aussi le temps des détresses de la femme trompée ou du père licencié. Grandeur et misère de Slimane, le patriarche, ouvrier des chantiers navals fatigué, licencié après 35 années de bons et loyaux services dont on se débarrasse comme d’un bateau bon pour la casse. Grandeur et misère aussi, et surtout, de ses femmes, son ex comme sa compagne du moment, ses filles et ses belles-filles. Lui avare de mots et elles volubiles et lumineuses.
Et puis soudain, alors que le spectateur est depuis belle lurette confortablement installé dans ce rythme paresseux, survient l’improbable. Comme une inversion, comme si les deux premières heures du film n’avaient été qu’une douce et tendre exposition, le film se métamorphose en un haletant suspense. Montage alterné, course-poursuite… Alors que la graine du couscous a disparu, tel un McGuffin, c’est à tout autre chose que l’on va s’intéresser. Le film s’éclate, prend des allures de vaudeville et, tel un funambule, flirte avec l’abîme de la farce. Et alors que Slimane jette ses dernières forces à la poursuite d’un vélomoteur, que son ex-femme accomplit un pèlerinage en quête du pauvre à qui elle donnera une part de couscous, sur un vieux chalutier transformé pour un soir en restaurant, les femmes du patriarches font front commun et ravalent leur fierté pour s’offrir en sacrifice sur l’autel du rêve du vieux fou tant aimé. S’en suit une hallucinante danse du ventre, filmé avec une sensualité inouïe, qui tiendra en haleine les convives comme le spectateur qui n’en demandait pas tant.
Justesse ne veut pas dire réalisme, et c’est ce qu’ont compris des cinéastes comme Doillon et Kechiche qui, outre le rapport à la langue, ont en commun une relation particulière aux comédiens. Kechiche a le sens de la communauté du Guédiguian des belles années par sa façon d’installer sa «famille» au centre de la lutte des classes. Mais surtout, avec La graine et le mulet, il montre qu’il n’est pas un cinéaste unidimensionnel et qu’il nous réserve de très belles surprises. Certes, le film est engagé dans le sens de l’hommage qu’il rend aux immigrés de la première génération, dans celui de la transmission des valeurs et des rêves, ce qui devrait suffire. Mais il l’est également dans le sens d’une quête de l’émotion qui va bien au-delà des mots qui pourraient la circonscrire, une émotion beaucoup trop forte pour craindre le cliché ou la morale, ces maux qui guettent ce genre de films. Si le film a la saveur d’une fable épicurienne, il a également retenue et pudeur. Ni trop peu, ni trop, ou plutôt comme dirait Doillon : Trop (peu) d’amour. À l’inverse bien sûr.
8 janvier 2009