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Critiques

La graine et le mulet

Abdellatif Kechiche

par Rachel Haller

Dès ses deux premiers et magnifiques films, La faute à Voltaire et L’Esquive, Abdellatif Kechiche a enfourché son cheval de bataille. Paris de la disgrâce ou langue de l’exclusion, il pointe l’ostracisme et sublime l’anathème avec toutes ses armes de cinéaste, d’acteur, mais aussi de fils d’immigrés et d’homme engagé. Dans La graine et la mulet, le thème abordé semble donc suivre une suite annoncée. Slimane Beiji, beur de la première génération, s’est usé jusqu’à la trame sur un chantier naval. Plus assez rentable, on lui montre cavalièrement la porte, avec quelques miettes pour assurer ses vieux jours et ceux – qu’il voulait meilleurs- du clan: son ex-femme Souad, sa nouvelle compagne Latifa et une ribambelle d’enfants et de petits-enfants. Une vie sacrifiée pour un avenir tronqué, le bilan lui arrache sa dernière dignité. Mais Slimane refuse de plier. Avec l’aide de la fille de Latifa, Rym (extraordinaire Hafsia Herzi), il se lance dans les dédales de l’administration pour monter son propre restaurant sur une vieille carcasse de bateau. Au menu, le couscous de poisson (d’où le titre) et des seaux de sueur et d’odes au courage des petits.

L’issue reste heureusement incertaine. Malgré les similitudes de canevas, La Graine et le mulet dépasse en effet le propos de ses prédécesseurs. Parce qu’Abdellatif Kechiche a justement abandonné un certain angélisme qui voulait que l’antre des bannis se transforme en éden (éphémère) de la solidarité ou que la langue de Marivaux jetée en pâture aux banlieues devienne une école du mieux vivre et du mieux aimer. Là, le projet de Slimane rapproche certes une famille fragilisée et révèle quelques amours indéfectibles, particulièrement celui de Rym, une ado rayonnante au verbe truculent. Mais, la recette n’augure pas le miracle. Il ne suffit plus de vouloir pour réussir et surtout, les frontières entre dominants et dominés, aidants et aidés s’estompent. Dans les deux sens, les préjugés et dénonciations vont bon train. Contre les Français soûlons, contre les Arabes souillons, contre les industries, contre les ouvriers, contre la passivité de certains, immigrants et natifs confondus… Et la tribu Beiji ne présente pas non plus un visage sans tache. Par la force de l’exil, elle a dû se métisser mais la belle-fille d’origine russe reste une intruse et les écarts de son mari fleurissent sous l’omerta familiale. Les filles Beiji, elles, s’acharnent contre une autre importune, Latifa, laquelle le leur rend bien. Et Slimane a muré sa bonté dans un silence destructeur. Bref, le meilleur côtoie le pire pour former ce tableau nourri de laideur et de beauté qu’est la vie.

D’ailleurs, Abdellatif Kechiche ne se contente pas de traquer l’ambivalence ontologique dans son propos. Il lui prête aussi tous ses talents de cinéaste. La caméra happe le plan plus qu’elle ne le construit et l’image cloue le paradoxe. La virginité enfantine butte contre les limites d’un pot vide d’urine. L’amour maternel s’y dissout. Le repas familial invite au banquet sacré des bouches énormes, béantes et pleines. La danse finale, acmé sensuel du récit, tord un visage de douleur. Et même les dialogues mêlent fange et pure poésie. Partout, Kechiche poursuit la vérité multiple, l’ordinaire rarement extraordinaire du quotidien. Rebondissant sur l’incroyable authenticité des acteurs presque tous non-professionnels et encore une fois magnifiquement dirigés. Rebondissant plus encore sur un traitement temporel sans concession. Les scènes digressent et s’étirent parfois au-delà des limites de l’attention. Ces bouches n’en finissent plus de mastiquer, ce corps de danser,  cette homme de courir. Dans sa quête de l’essence humaine,  Kechiche a donc réussi l’impossible pirouette: représenter la vie dans toute sa tendresse et sa rugosité, dans toute sa brièveté et ses longueurs et la donner à sentir comme telle. Un chef d’œoeuvre!


31 juillet 2008