La Grande Bellezza
Paolo Sorrentino
par Philippe Gajan
Synopsis officiel: Rome dans la splendeur de l’été. Les touristes se pressent sur le Janicule : un Japonais s’effondre foudroyé par tant de beauté. Jep Gambardella – un bel homme au charme irrésistible malgré les premiers signes de la vieillesse – jouit des mondanités de la ville. Il est de toutes les soirées et de toutes les fêtes, son esprit fait merveille et sa compagnie recherchée. Journaliste à succès, séducteur impénitent, il a écrit dans sa jeunesse un roman qui lui a valu un prix littéraire et une réputation d’écrivain frustré : il cache son désarroi derrière une attitude cynique et désabusée qui l’amène à poser sur le monde un regard d’une amère lucidité. Sur la terrasse de son appartement romain qui domine le Colisée, il donne des fêtes où se met à nu « l’appareil humain » – c’est le titre de son roman – et se joue la comédie du néant. Revenu de tout, Jep rêve parfois de se remettre à écrire, traversé par les souvenirs d’un amour de jeunesse auquel il se raccroche, mais y parviendra-t-il ? Surmontera-t-il son profond dégoût de lui-même et des autres dans une ville dont l’aveuglante beauté a quelque chose de paralysant…
Il existe plusieurs bonnes raisons de voir La Grande Bellezza. Toutes conduisent à ceci : faire le pari de le voir et risquer d’être transporté… ou déçu!
1- Fellini et La Dolce Vita. Ça ressemble à du Fellini, ça a le goût du Fellini… Le Maestro lui-même aurait sans aucun doute adoubé cette Grande Bellezza du haut de son nuage qu’on imagine semblable à la Cité des femmes. Tout y est, les fontaines et les palais romains, le roi des mondains, des écrivains ratés, des religieuses, des évêques, une sainte, une naine, des femmes aux poitrines généreuses, des cyniques, des désabusés, de vieux libidineux, des fêtes décadentes… tout! Mais plus que cela, c’est un grand film, une invitation irrésistible à un voyage imaginaire au bout du monde. Tout est emporté dans cette valse baroque d’images et de sons, de réflexions sur la vie. Il y a Rome qui pulse à nos pieds, qui meurt et ressuscite à chaque instant. Et puis il y a Jeb Gambardella, cet écrivain / journaliste mondain, réincarnation du grand Mastroianni, celui de La Dolce Vita et de bien d’autres chefs-d’oeuvre.
Une certitude donc : les ombres tutélaires du Maestro, de La Dolce Vita, de Mastroianni, de Fellini Roma, etc., planent sur le film. À n’en pas douter, le film est fellinien, par les citations, par son style baroque, par sa démesure. Alors : héritage ou pale, opportuniste et superficielle imitation? Tout le problème des citations est là. Sorrentino se pose-t-il en héritier (ce qui pourrait alors justifier son insistance à évoquer l’importance des «racines»)?
Marcel Jean dans le portrait qu’il dresse de Sorrentino répond dans un premier temps : « Pourquoi pas ? Comment peut-on être cinéaste italien et ne pas être, d’une manière ou d’une autre, fellinien… et viscontien… et pasolinien… et antonionien… ? ». Il est en effet tentant de penser que si Sorrentino ose affronter La Dolce Vita, monument s’il en est, c’est pour mieux « l’actualiser », pour se l’approprier et, pourquoi pas, lui offrir une suite. Pourquoi ne pas alors carrément penser La Grande Bellezza comme la tentative, entre hommage et urgence, de reprendre le chantier fellinien, là où Fellini l’avait laissé, sur cette plage romaine en 1960? De lui donner une suite, quelques cinquante ans plus tard (Jeb fête ses 65 ans)? Oui, Sorrentino cite, abondamment, pour de bonnes raisons (les racines, l’ancrage dans l’Histoire) et de mauvaises (les «noms» que se jettent à la figure les mondains lors de leurs nuits entre ennui et décadence). Et c’est cette oscillation constante entre bonnes et mauvaises raisons, entre bonne et mauvaise foi, qui donne son rythme au film et qui interdit de le figer dans une unique interprétation. Car La Grande Bellezza est un grand film qui doute, un film sur le doute. Un film contaminé par son sujet et pourtant tellement lucide!
2- Rome. Rome oui, mais une Rome ambiguë, insaisissable car multi-dimensionnelle. À la fois contemporaine et héritière de l’Histoire, en mouvement et figée. La Rome des cartes postales, mais aussi celle du touriste victime du syndrome de Stendhal en ouverture du film, ou encore celle du Romain déçu. Rome, la ville éternelle, le berceau de la civilisation occidentale; celle des mythes, de la louve de Remus et Romulus. Mais aussi le symbole du déclin de cette civilisation, une ville décadente, en ruine et fière de ses ruines, la ville de ces palais désormais hantés uniquement par des fantômes inoffensifs (ah, cette scène de déambulation au sein des trésors enfouis dans ces palais qui se termine par ce plan sur des princesses jouant aux cartes). La Rome cinématographique bien sûr, celle de Fellini encore, mais aussi celle de Moretti, qui dans son Journal intime part sur les traces de Pasolini dans cette mémorable ballade en scooter, ou encore dans Habemus Papam, un autre film formidable sur le doute, qui nous entraîne d’abord au sein des palais et des jardins du Vatican puis dans la Rome populeuse et populaire.
Rome est bien sûr une actrice à part entière de La Grande Bellezza, pas seulement le théâtre de cette triste et ample comédie humaine, pas seulement son reflet mais aussi la partenaire des âmes tourmentées qui déambulent en son sein, pas seulement un décor artificiel mais une présence chargée de tout le poids de l’Histoire. Et en définitive, même si, comme apaisé, le film se conclût par ce doux et merveilleux épilogue où la caméra flotte sur Rome et ses ponts, à l’instar d’un retour à la réalité qui viendrait clore ce voyage imaginaire, Rome n’en a peut-être fini de rugir. Ce n’est pas le moindre des paradoxes d’un film qui ose au final offrir la possibilité d’une sortie, comme on se réveille d’un mauvais rêve mais aussi comme on quitte une scène en tirant sa révérence…
3- Toni Servillo. Sorrentino aime les acteurs, il aime les compositions et les (grands) cabotineurs. C’était Sean Penn en punk aristocrate déchu dans This Must Be The Place, et bien sûr, déjà,Toni Servillo en Andreotti dans Il Divo. Le revoilà en vieux beau, réincarnation mystifiante de Mastroianni. Il est parfait et parfaitement cadré! Il est parfait dans le rôle d’une sorte d’astre solaire déclinant autour duquel se déploie un ballet à la fois grotesque et divinement chorégraphié. Il est parfait en Jeb Gambardella, personnage lucide et lâche à la fois, acteur de sa propre vie qu’il n’a cessé de mettre en scène (à part peut-être dans sa jeunesse), cynique et désabusé et pourtant émouvant quand il dit sa détresse et sa quête vouée à l’échec de la grande beauté.
4- La Grande Bellezza : la grande beauté. Sorrentino affirme l’importance de la grande beauté. Non pas comme fin, mais comme quête essentielle (et existentielle). Cette quête, c’est celle de Jeb, désormais au crépuscule. Cette grande beauté qui aurait dû peupler ce second livre qu’il n’a jamais écrit, car son monde est laid, car il a échoué, par paresse ou par manque de talent, car il est obsédé par ce grand livre que Flaubert devait écrire sur le néant. Il y a, dès lors, certainement une part de nostalgie en Jeb, notamment dans son rapport à ses amours de jeunesse. Mais sa quête de la grande beauté n’est pas un geste nostalgique. Ni non plus réactionnaire. Oui, Sorrentino cite abondamment – et pas seulement! – Fellini. Flaubert, Proust ou Moravia (on pense quand même à L’Ennui). Sorrentino cite le XIXe et le XXe, surtout, mais pas seulement. L’architecture (il y a ce gardien qui détient des clés des palais romains, désormais vides, vastes enfilades de pièces dans lesquelles s’entassent les chefs-d’œuvre anciens), la musique (avec ses raccourcis fulgurants entre musique classique et techno post- quelque chose), la peinture… Tout y passe, comme des traces dans le paysage ou dans la mémoire. Encore là, il fallait oser revendiquer l’Occident comme héritage, et le convoquer pour mieux dire notre temps et l’horizon (bouché) du futur. Oser les « grandes formes », et embrasser cette formidable matière en disant qu’elle est cette argile dont nous sommes issus. Et bien sûr, éviter le côté poseur ou, pire, donneur de leçon. Car Sorrentino n’accumule pas pour accumuler. Il traverse, il erre, il rencontre, à l’instar de son personnage alter ego, qui n’a rien de moins comme but que de trouver un sens au monde, à la vie, à sa vie d’écrivain raté, à cette immobilité qui l’a doucement endormi.
La grande beauté n’est pas dans ce passé « glorieux », elle n’est sans doute pas non plus pour Sorrentino dans cet art conceptuel dont il se moque plus particulièrement parce qu’il n’est pas porteur de sens (« qu’est-ce qu’une vibration? » demande-t-il à cette artiste qui vient de se fracasser le crane sur un mur en un geste aussi vain que ridicule…). La grande beauté est partout et nulle part. Elle est cette chimère qui vient hanter les rêves de Jeb, insaisissable et pourtant si nécessaire.
5- Spring Breakers et tant d’autres grands films de 2013 (Only Lovers Left Alive, Michael Kolhaas, Histoire de ma mort, The Wolf of Wall Street, A Touch of Sin, etc) sont placés sous le signe de la fin de la civilisation, une fin caractérisée par le doute, la crise des valeurs, morale, spirituelle, philosophique (parfois économique), la hantise de la mort et le vertige que confère cette proximité. C’est l’ère du vide, un gouffre terrifiant, vertigineux et ces films en ont fait leur sujet, l’unique sujet du moment. Tous ces films se répondent, renvoient l’un à l’autre : ce ne peut être le fruit du hasard… La fin d’une civilisation : la nôtre, la civilisation occidentale, malade de son histoire et de sa superficialité, malade surtout de son immobilisme, de ses inconséquences, de sa vanité, du meurtre de sa jeunesse, de son absence d’horizon… Malade de tant de choses. Spring Breakers en serait la version américaine. Car le plus beau dans tout ça c’est que chaque film s’inscrit dans une tradition qui est la sienne. On a dit Fellini et plus généralement l’âge d’or du cinéma italien pour Sorrentino. Harmony Korine lui pourrait être le lointain héritier du Bonny and Clyde d’Arthur Penn. Le film de Jarmusch, la version romantique avec sa figure crépusculaire du vampire mais aussi cette volonté de traverser l’Histoire par l’histoire de l’art. Jia Zhang-ke parlait de peinture et du Touch of Zen de King Hu comme références essentielles. À chacun son désespoir…
6- Le film a divisé, divise et divisera profondément, et ce, dès sa présentation au dernier festival de Cannes. Réac et nostalgique, vide et vain, pour les uns; sublime pour les autres. Sorrentino réalise pourtant un fantasme de cinéma, un retour vers la grande forme, les grandes formes plutôt, celles de l’âge d’or du cinéma italien comme celles de la littérature (Proust, Céline, Flaubert, etc.). Sorrentino n’est jamais snob, mais il ose prendre de la hauteur. Ce qui limite sérieusement l’impact des « notes » attribuées par les critiques. Un peu d’arithmétique : si l’un donne 0 et l’autre 10, le film obtiendra la note de 5, c’est à dire la note moyenne. Alors que La Grande Bellezza est tout sauf moyen. Un grand film ne laisse pas indifférent et, surtout, ne se laisse pas apprivoiser facilement. Il ne s’épuise pas en une seule visite. La Grande Bellezza est un film profondément ambigu. Non seulement est-il placé sous le signe de l’imagination et du mensonge (la citation du Voyage de Céline qui ouvre le film), ce qui en soit devrait décourager la tentative de le limiter à une seule interprétation, mais la virtuosité des mots et des images ne sauraient masquer la profondeur du questionnement. Car si l’on veut bien se laisser aller, l’expérience est vertigineuse et renvoie immanquablement aux propres questionnements du spectateur.
Citations, postures, références ? Non, car Sorrentino n’est pas dans une démarche forcée dont la fausse humilité ne serait que l’un des artifices. Il n’étale pas ses connaissances, sa suffisance et surtout son savoir. Sa quête est la nôtre, et la preuve en est que pas un spectateur ne « raconte » le même film, ne cite la même scène. L’incroyable richesse de ce film est aussi son immense générosité, sa capacité à amalgamer tout et son contraire dans une grande geste contemporaine qui serait la somme de toutes celles qui l’ont précédée.
La bande-annonce de La Grande Bellezza
23 janvier 2014