La Haine
Mathieu Kassovitz
par Helen Faradji
Lorsque Mathieu Kassovitz, alors 28 ans (ses acteurs en ont 29, 25 et 22), monte les marches du Palais du Festival de Cannes en mai 1995, il ne se doute pas, pas plus que nous, de la déflagration que va causer son second film, La Haine. Il ne se doute pas qu’une quinzaine plus tard, il montera sur la scène du fameux palais chercher un mérité prix de la mise en scène en remerciant sa maman, alors qu’Underground s’envole avec la palme d’or. Il ne se doute surtout pas que son film incarnera à lui seul tant une envie de pur cinéma qui, depuis, a irrigué tout le jeune cinéma français qu’un malaise dont les traces sont encore bien vives aujourd’hui.
Sans rien enlever à la force de sa prise directe sur le monde duquel il émane, c’est d’abord cinématographiquement que La Haine faisait figure d’ovni. Dans un cinéma français engourdi, et après un premier film en forme de calque trop parfait pour être honnête du Nola Darling de Spike Lee, personne ne pouvait s’attendre à voir débarquer ce brûlot. Aucune condition n’y préparait. Un jeune cinéaste et de jeunes acteurs biberonnés au cinéma américain il y a bien sûr ce clin d’il plus que marqué au Taxi Driver de Scorsese, mais également tous ces travellings heurtés et ces mouvements de grue ou subjectifs piqués au meilleur du cinéma de genre outre-Atlantique , un noir et blanc brillant et contrasté pour « faire cinéma » au moment où le regard sur les banlieues n’était pris en charge que par les criantes images des actualités télé (cette édition Blu-Ray Criterion du film lui rend d’ailleurs magnifiquement justice), une utilisation toute tarantinienne de la musique systématiquement en contre-point, des dialogues qu’on ne peut pas imaginer écrits tant ils résonnent juste , mais également un héritage indiscutable de la Nouvelle Vague et du néo-réalisme dans cette façon sensible et sans fausse pudeur de se tenir au plus près du « ici et maintenant », dans cette volonté ferme de faire du cinéma un outil d’enregistrement, de machine à constater, d’absorption du réel. Comme les autres films issus de ce qui a été appelé la génération Starfix (Boukhrief, Kounen, Noé, Dupontel ), mais inventant une manière bien à lui (un nouveau réalisme? Une vérité de cinéma?) La Haine détonnait. Et faisait un bien fou à l’heure où le sage cinéma français se cherchait de nouvelles idoles.
Mais cette bouffée d’air frais faisait aussi respirer un drôle d’air. Celui des banlieues. Celui, irrespirable en réalité, qui sentait le soufre, la violence et le danger. Neuf ans auparavant, la mort de Malik Oussekine frappé par des policiers après des manifestations, faisait honte à la France. En 1991, les émeutes dans la cité de Mantes-la-Jolie feront également un mort et l’affaire Selmouni conduira à une condamnation de l’État français par la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Des cas d’espèces qui disent mieux que tout le climat délétère qui règne dans la France des années 90 et que La Haine, récit sur 24 heures de l’errance de trois amis alors que des émeutes anti-policières secouent leur cité et qu’un jeune homme git entre la vie et la mort à l’hôpital, enregistre crument, brutalement, sans filtre. La Haine est peut-être un film de l’ère pré-YouTube, mais il a déjà la force traumatisante de ces images prises sur le vif, la puissance de l’instantanéité.
Car La Haine est un cri de colère. Rageur, parfois adolescent, qui tire sur tout ce qui bouge, mais ne se laisse pas prendre au piège de la complaisance (Vinz, Hubert et Saïd sont loin d’être des enfants de choeur). Il n’y a plus de bons et de méchants dans la société vue par Kassovitz, mais des hommes (et pas de femmes) qui, des deux côtés de la barrière, ne peuvent plus garder la tête froide dans un monde dont plus un rouage ne semble fonctionner. Invité privilégié de toutes les tribunes médiatiques après la sortie de son film-phénomène, Kassovitz le criait sans relâche : « j’ai fait ce film pour choquer le bourgeois ». Mais au-delà des classes, au-delà des barrières sociales, La Haine faisait surtout une prophétie : celle que le monde, tel qu’il existait, ne pouvait plus continuer bien longtemps sur sa lancée intolérante et clanique. Jusqu’ici tout va bien? Revoir La Haine aujourd’hui, exercice indispensable, mais douloureux en ces temps difficiles, c’est se rappeler que l’important, ce n’est peut-être pas l’atterrissage, mais la chute. Et que cette chute, nous sommes loin, encore très loin, d’en être sortis.
La bande annonce de La Haine
24 mai 2012