La jalousie
Philippe Garrel
par Marie-Claude Loiselle
Dans La jalousie, tout semble animé, et peut-être plus profondément encore que les précédents films de Garrel, par la nature instable de la vie, entraînant avec elle le souffle impétueux des sentiments qui circule d’un plan à l’autre, comme si chaque séquence venait se verser dans la suivante pour en poursuivre le mouvement. La calme assurance des plans et de leurs enchaînements, mais surtout le regard amoureux du cinéaste, plein d’une tendresse infinie à l’égard de ceux qu’il filme viennent comme supporter des êtres d’une fragilité extrême, nus face à un monde qui n’a que faire d’eux. C’est là tout l’art de Garrel, qui sait si délicatement approcher les corps et les visages – ici tout particulièrement le visage grave et émouvant d’Anna Mouglalis que la lumière vient sublimer en y sculptant la brûlure du temps qui passe et de toutes les incertitudes. Corps et visages se livrent ainsi à nous, aussi expressifs et beaux que ceux du cinéma muet dont ils portent toute la poésie. Une sorte de rayonnement fossile traverse le film, écho profond venu non seulement de l’essence même du cinéma, de son essence primitive que le cinéaste recueille depuis longtemps déjà au creux de ses images, mais écho également de ce qui subsiste, même mis à mal, du lien vital qui, à travers l’amitié et l’amour, unit les hommes.
Si les amours tortueuses ont toujours été au centre du cinéma de Garrel, quelque chose ici de plus terrible pèse sur les relations amoureuses jusqu’à les dissoudre : mille défaites obscures et lourdes qui accablent les cœurs et contaminent la possibilité même d’aimer. Louis confie au vieux professeur que, pour lui, il n’y a pas de limite à l’amour, mais ce qui n’a pas de limite, n’est-ce pas plutôt son vœu que celui-ci demeure absolu dans un monde où cet idéal – comme tous les idéaux non chiffrables – est frappé de désuétude ? Miné par une insuffisance radicale, l’amour se mue en jalousie et en crainte obsessive de ne plus être aimé, au point de pousser Claudia à quitter Louis par peur qu’il ne se détourne d’elle. Elle sacrifiera le lien réel qui les unit pour une liaison avec un homme presque sans visage (nous ne l’apercevons que brièvement) sinon celui de la réussite et de l’argent – cette force centrifuge morbide qui attire tout vers elle. Dans ce triste monde qui tient sous son emprise les hommes et les femmes que Garrel filme aujourd’hui, l’innocence sauvage de ce qui fait rêver a disparu. Malgré la ténacité que met Louis, et même un certain temps Claudia, à préserver leur liberté, la liberté même de rêver d’être libre s’est muée en prison, tandis que le désir du désir semble avoir remplacé la force vitale et incandescente du désir lui-même.
Alors que « les espoirs fusillés » de Mai 68 pesaient sur les amours et les amitiés des Amants réguliers (2005), il ne reste plus dans La jalousie qu’un champ de ruines où quelques éclopés parviennent encore à puiser dans leurs forces de quoi résister à ce temps « où l’homme agonise entre deux mépris » (René Char). L’individu y règne maintenant sans partage, tout occupé à se tailler une place, même la plus étriquée (en sacrifiant ses rêves pour un boulot alimentaire), prisonnier d’une dictature économique qui est parvenu à tout corrompre, à tuer toute joie pure, toute intensité – ce qu’évoque ce souper entre amis où la rencontre n’aura pas lieu, laissant à la fin chacun à sa solitude. Et ceux qui portent « des ailes d’ange trop grandes » pour la vie rétrécie d’aujourd’hui sont condamnés à la chute, telle Claudia, comédienne sans travail depuis six ans.
Mais pourtant, malgré la dureté du monde, il y a tant de douceur dans la manière qu’a Garrel de se pencher sur ces êtres dont il embrasse toute la fragilité, la détresse et le secret frémissement de leur jeunesse égarée, que ceux-ci ne sont plus tout à fait seuls. La beauté rayonnante mais sans vanité du film invite le spectateur à croire à la puissance insurrectionnelle de cette fragilité même, de cette contre-force qui maintient à l’écart de la ligne de combat. Tout n’est pas perdu dès lors que les traces de ce que peuvent être les liens humains persistent, comme en veille, prêts à reprendre vie tant ils sont encore vivaces dans la mémoire de ceux qui habitent le film. Et puis, comme toujours chez Garrel, il y a ces magnifiques figures tutélaires d’hommes âgés (jusqu’hier interprétés par Maurice Garrel, père du cinéaste), ici consubstantielles à la présence lumineuse de l’enfant, la fille de Louis, qui agit comme un lien vital entre ceux qui l’entourent, cherchant par tous les moyens à provoquer des rapprochements, puis à les garder vivants, comme par ce dessin qu’elle réalise avec son père et devant lequel elle se plaît à détailler la part de l’un et de l’autre, l’une et l’autre confondues. Dernière la tristesse de ce qui s’est durci se cache partout dans ce film, dans ses interstices, la possibilité pour chacun, même confuse, d’être à nouveau à la hauteur de ce qui peut s’enflammer.
Critique parue initialement dans le numéro 165 de la revue 24 Images.
La bande-annonce de La jalousie
10 avril 2014