LA JEUNE FEMME À L’AIGUILLE
Magnus Von Horn
par Alexandre Ruffier
Il est parfois admis que le premier plan d’un film est l’un des plus importants, qu’il porterait en lui toute la charge signifiante à venir – lourde responsabilité. Si l’on veut s’essayer à cet exercice avec La jeune femme à l’aiguille, cette affirmation nous pose un problème car il y a, en réalité, deux plans inauguraux. Une première séquence nous révèle des visages gris sur fond noir, qui se défigurent par effet de superposition et de morphage. Après ce sas introductif, le deuxième premier plan, le côté pile, nous montre Karoline (Victoria Carmen Sonne), une jeune ouvrière, en train de se laver les mains, comme si elle cherchait à se nettoyer des images sombres qui précèdent. Son propriétaire frappe à la porte et annonce qu’il la jette dehors malgré ses implorations et la promesse de payer. Nous sommes en 1918 à Copenhague, le manque de tout et la vie difficile forcent les relations sociales à se contracter autour des intérêts matériels. Cette double introduction désarçonne, et annonce la singularité particulièrement féconde du film, qui traite les deux composantes de l’horreur sociale comme les faces d’une même pièce, inévitablement liées mais séparées.
Après s’être retrouvée à la rue, Karoline se rend à l’usine où l’on a depuis longtemps troqué la fabrique de dentelle pour celle de l’uniforme de soldat. Elle se fait convoquer chez son patron et l’on comprend que, pour payer son loyer, elle a demandé le supplément pour les veuves. Sans acte de décès, Jørgen (Joachim Fjelstrup) a malheureusement les mains liées. Il semble néanmoins intéressé, et peut-être même à l’aider. Cependant un doute commence déjà à poindre : en retard sur le récit, nous ne sommes, à ce stade, même pas certain·e·s que Karoline soit véritablement mariée. À l’horreur et au réalisme historique s’ajoutent les intrications économiques. En quelques minutes à peine, Magnus von Horne et sa scénariste Line Langebek Knudsen parviennent à nous faire ressentir, autant par le corps que l’esprit, la substance de leurs univers socio-horrifiques tout en déjouant d’éventuelles attentes. En effet, malgré des ressemblances esthétiques de surface, La jeune femme à l’aiguille est finalement assez éloigné de la démarche d’un Robert Eggers (The Lighthouse, 2019). Von Horn ne cherche pas les effets d’effroi et travaille plutôt son ambiance horrifique afin qu’elle enveloppe le récit, incarnant dans l’image la perversion de son univers et de ses personnages. À ce titre, rien ne semble fait gratuitement ou de façon racoleuse, ce qui ne l’empêche tout de même pas, lors de rares moments, d’offrir des scènes aux contenus d’une morbidité absolue. Le résultat, s’il n’est pas fondamentalement original, puisqu’il s’inspire ouvertement du cinéma expressionniste, est picturalement particulièrement réussi. Les plans, aux blancs très gris et aux noirs très noirs, offrent une texture dérangeante. Les cadres éblouissent par leur composition utilisant de façon ingénieuse le contraste offert par le noir et blanc afin de cacher des détails, voire des personnages entiers, dans l’obscurité totale. Ainsi, cette plastique inspirée du cinéma du passé ne se réduit pas à une obsession nostalgique, comme on aurait pu le craindre, mais se met avant tout au service du récit.
Situé au lendemain de la Première Guerre mondiale, La jeune fille à l’aiguille explore les structures sociales qui mènent à l’horreur, ou plus précisément comment celles-ci incitent les individus à agir de façon monstrueuse. Le film s’articule autour de la rencontre entre Karoline et Dagmar (Trine Dyrholm), une femme proposant à celles qui n’ont pu avorter d’alléger leur fardeau en envoyant, soi-disant, le bébé dans de riches familles. Cette force « démoniaque » que l’on entrevoit dans la séquence d’ouverture, rappelée à plusieurs moments du film à travers un leitmotiv sonore, serait donc la tentation de s’abandonner au Malin lorsque notre situation sociale nous le permet ou que la détresse nous y pousse. Filant cette intuition, von Horne porte spécifiquement attention aux intérêts matériels qui circonscrivent les relations interpersonnelles, notamment les échanges monétaires. La jeune femme à l’aiguille montre ainsi comment l’argent permet de prendre possession du corps de l’autre, que ce soit un bailleur qui s’octroie le droit de s’immiscer dans la vie de sa locataire ou le patron de Karoline qui couche avec elle sans se soucier de la mettre enceinte ou de ce qu’il adviendra de l’enfant. Par conséquent, à l’écran, les rapports semblent continuellement pervertis par la structure économique et la nécessité de survivre à l’intérieur de celle-ci. Tout comme nous pouvons douter de l’existence du mari de Karoline, il sera impossible de déterminer la part de sincérité qui régit la relation que cette dernière entame avec Jørgen, étant donné les dynamiques de pouvoir qui la sous-tendent.
Progressivement, l’écriture sociale et l’esthétique horrifique convergent et se cristallisent autour de la relation entre Karoline et Dagmar. Le secret qui entoure ce service rendu aux femmes que « personne d’autre n’aiderait », en échange d’argent bien sûr, brouille nos repères moraux. S’il peut être évident d’appréhender une situation comme la liaison avec Jørgen, que l’on connaît bien au cinéma, von Horne et Knudsen, en dévoilant peu à peu les dessous de l’entreprise de Dagmar, sortent des sentiers battus pour s’aventurer dans des recoins plus sombres de nos sociétés. La limite entre le bien et le mal devient de plus en plus opaque et le « démon » qui rôde d’autant plus ensorcelant. Malgré sa profonde noirceur, le film a l’intelligence de ne pas s’abandonner au désespoir et fait survivre, au milieu de l’horreur, la trace d’un salut. La jeune femme à l’aiguille sonde la nécessité d’entretenir un amour sans retour pour ses pairs au-delà des conditions d’existence difficiles qui l’empêchent d’émerger. En travaillant le concept même de charité, le film nous invite à réfléchir à son importance dans un monde où le mal est moins inné que le résultat de l’inaction face à l’injustice.
19 Décembre 2024