LA JEUNE FILLE ET L’ARAIGNÉE
Ramon Zürcher et Silvan Zürcher
par Jérôme Michaud
Les films choraux sont fréquemment de longues œuvres ambitieuses et complexes. Pensons notamment aux films de Robert Altman ou au Magnolia de Paul Thomas Anderson. À travers leurs deux premiers longs métrages, les frères Zürcher réinventent le genre en optant plutôt pour de courts drames domestiques auxquels ils insufflent une ambiance mystérieuse et une touche existentielle.
Ainsi, La jeune fille et l’araignée porte essentiellement sur le déménagement de Lisa une vingtenaire qui a décidé de quitter l’appartement qu’elle partageait avec Mara et Markus, ses deux colocataires. Cet évènement à la fois singulier et ordinaire devient le prétexte d’une fine observation des rapports complexes et des sous-entendus entre de multiples personnages. Ce microcosme humain est composé de parents, d’amis, de voisins et d’ouvriers dont la plupart prennent part au déménagement. Parmi la multitude de relations présentées, la nature fort ambiguë du lien qui unit Mara et Lisa ressort particulièrement du lot. Leurs interactions témoignent d’une forme d’amour latent, plus notable du côté de Mara, mais les zones d’ombres sont nombreuses. En effet, même si leurs échanges suggèrent qu’il y a eu un rapprochement plus profond que le baiser qu’elles ont assurément partagé, il demeure difficile d’y voir plus clair.
Le duo de cinéastes travaille de façon singulière la quantité et la portée des innombrables informations qu’ils distillent sur leurs protagonistes. Les scènes sont chargées d’un bout à l’autre de révélations sur le passé de tout un chacun, mais elles demeurent plus allusives qu’explicites, ce qui procure, par accumulation, une vibrante épaisseur psychologique et énigmatique à chacun des personnages, puis à l’œuvre elle-même par extension. La jeune fille et l’araignée invite ainsi à considérer minutieusement le moindre détail laissé en chemin, parfois même dans les discussions hors champ, un peu comme dans un film d’enquête.
Cette effervescence narrative fort stimulante participe à une esthétique du tournoiement propre aux Zürcher. Il y a chez eux une volonté formelle claire de nous placer au centre de l’action, dans un environnement constamment en mouvement. Par exemple, la caméra est toujours positionnée entre les personnages, qui entrent et sortent fréquemment du cadre. Il y a plusieurs regards vers la caméra, qui sont systématiquement suivis de contrechamps laissant voir un observateur silencieux qui, comme nous, contemplait la scène. Il va de soi que l’une des deux pièces musicales récurrentes revenant en boucle comme une ritournelle soit une valse, Gramofon d’Eugen Doga. À cela s’ajoute tout un réseau d’objets que les personnages s’échangent dans le film : un plan détaillé du nouvel appartement, une perruque, des plumes d’un manteau, etc.
Cette répétition circulaire de motifs formels, musicaux et matériels participe à la construction du puissant sentiment de spleen qui habite La jeune fille et l’araignée. Le film est peuplé d’êtres principalement partagés entre deux émotions : la mélancolie et la nostalgie. L’omniprésence de ces deux sentiments est d’ailleurs un corollaire logique des nombreuses références faites au passé. Personnage fascinant, Mara alterne constamment entre des comportements masochistes ou sadiques qui laissent poindre de profondes blessures et insatisfactions. Malgré ses comportements nocifs, elle s’attire l’intérêt sentimental d’autres personnages, mais les repousse systématiquement. Toutes ses actions tendent à suggérer l’idée qu’elle n’a pas su mener à bien la relation qu’elle souhaitait vivre avec Lisa. Alors que tous sont affectés par des événements significatifs antérieurs, La Jeune fille et l’araignée propose en fin de compte une fine observation de la façon dont chacun parvient, bon gré mal gré, à suivre le cours de sa vie. Chaque être est en déséquilibre et l’œuvre souligne avec délicatesse la part de fragilité inhérente à chacun.
Les Zürcher cherchent à rendre perceptible ce qui survit à l’évanescence de la vie, à suggérer les traces émotionnelles et mémorielles qui nous poursuivent dans notre quotidien, comme des fantômes qui hantent et habitent nos actions. Pour ces cinéastes, les souvenirs circulent autant à l’intérieur qu’à extérieur de nous et le départ d’un être cher implique nécessairement une perte mémorielle. La Jeune fille et l’araignée fait preuve d’une attention singulière à cette question et arrive à susciter une légère angoisse teintée de regret. Il fait ressentir que notre propre monde disparaît doucement avec chacune des personnes qui s’éclipsent de nos vies.
21 avril 2022