La La Land
Damien Chazelle
par Ariel Esteban Cayer
« Without a nickel to my name / Hopped a bus, here I came ». Dès son numéro d’ouverture, La La Land évoque une vision familière du rêve américain. Los Angeles est la terre de tous les possibles et voici ses rêveurs : autant de gens pris dans un bouchon de circulation, en quête de l’inaccessible étoile. « Climb these hills / I’m reaching for the heights / and chasing all the lights that shine », nous rappellent-ils en chanson, comme s’il s’agissait d’une évidence. « And when they let you down / you’ll get up off the ground ».
Deux individus parmi tant d’autres se trouvent dans cet embouteillage matinal. Aspirante actrice, Mia (Emma Stone) essuie rejet après rejet. Sebastian (Ryan Gosling), quant à lui, est un pianiste doublé d’un romantique désolé de voir la popularité du jazz sur le déclin. Dès lors, leur histoire épouse la logique de cette chanson d’ouverture : c’est l’ambition qui prime sur la raison et leur union semblera, pour ainsi dire, dictée par la musique. Lorsque Mia ne voudra pas se rendre à une fête courue, c’est la nécessité de la chose qui l’emportera (« Do what you need to do / ‘Til they discover you / And make you more than who / You’re seeing now »). De même, lorsqu’elle et Sebastian finiront par se retrouver sur une colline, à l’aube, c’est la chorégraphie, et non leurs émotions réciproques, qui s’emparera de leur corps («We’ve stumbled on a view / That’s tailor-made for two / What a shame those two are you and me »).
La La Land nous porte par ses nombreuses mélodies et nous demande d’embrasser sa triste vision du succès. Comme Andrew Neiman (Miles Teller) dans Whiplash, Sebastian est un traditionaliste têtu qui ne semble éprouver aucun plaisir à jouer. De même, Mia est une actrice perpétuellement au bord des larmes. Mais lorsque les deux se trouvent (comme le personnage de Teller finit par trouver son égal en l’instructeur tyrannique joué par J.K. Simmons), nous apparaissent-ils heureux pour autant ? Ou dansent-ils un peu malgré eux, portés de scène en scène moins par l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre que par cette idée du succès qui les habite et les unit (jusqu’à détruire leur couple une fois leurs réussites professionnelles atteintes)?
La La Land fait froid dans le dos, parce qu’il dresse un portrait immensément juste de la culture actuelle. Après tout, cette culture de la performance, dont Mia et Sebastian sont deux exemples probants, n’a rien d’exceptionnel (voir le freak auto-destructeur joué par Teller). Elle est plutôt commune aux couples, aux artistes, aux entrepreneurs, ou autres rêveurs : autant de gens normaux, prisonniers du trafic, comme des rouages oniriques de l’idéologie dominante. Ce serait un constat – et un film – assez terrible si Chazelle ne faisait que renforcer aveuglément cette notion. Il le fait, certes, jusqu’à un certain point, mais ses films ont la particularité – la lucidité, peut-être – de nuancer cette trame narrative en la colorant d’une certaine tristesse.
Ainsi (et malgré les meilleures intentions de son auteur, qui saupoudre ici et là des références à l’âge d’or du musical hollywoodien), La La Land a le mérite d’être tout sauf nostalgique. Ses forces, comme ses faiblesses découlent de sa contemporanéité, du fait qu’il s’agit d’une proposition résolument cynique qui détourne les tactiques utopiques du musical pour finir par brosser un portrait de société accablant. La chanson et la danse y deviennent moins une forme d’échappatoire, ou d’expression vitale, qu’une manifestation de ces forces idéologiques qui nous poussent à performer toujours davantage. La question devient donc : ces forces laissent-elles de l’espace à l’amour ?
À en croire Chazelle, la réponse est non. Mia et Sebastian « réussissent » certes, mais ils ne réussissent pas ensemble. De ce fait, la séquence la plus sincère du film est sans doute la dernière : celle qui nous confirme que l’idylle que nous étions collectivement venus voir – celle suggérée par l’affiche, la bande-annonce, notre imaginaire collectif – est peut-être une impossibilité du monde contemporain. Voici un musical dans lequel les personnages dansent malgré eux, parce que c’est la voie à suivre ; où Rebel Without a Cause brûle en pleine projection ; où la musique est interrompue par des sonneries de téléphone ; où tout relève de l’artifice, d’une quête ou d’un paraître, de l’illusion (le lever du soleil, qui s’avère être un décor de studio, par exemple). La trajectoire « idéale » que nous énonçaient les chansons au début est nuancée par le clou du spectacle : une vision utopique qui nous dévoile ce que le film aurait pu être, si seulement Mia et Sebastian avaient su s’aimer. Le rêve en Technicolor n’était peut-être qu’un cauchemar après tout.
La réalité rejoint dès lors l’univers du musical. Une profonde tristesse s’empare du film ; une ambivalence que Chazelle résume encore une fois par un sourire, un point d’orgue qui n’est pas sans rappeler le rictus carnassier de J.K. Simmons à la fin de Whiplash. On émerge du rêve de La La Land déchiré par une question sans réponse, similaire à celle que suscitait le faux-triomphe du personnage principal dans le film précédent. Car au final, qu’y-a-t-il de plus triste ? Que les personnages égoïstes de Chazelle peinent à voir la musique qui se profile devant leur yeux (jusqu’à passer à côté de leur musical) ? Ou qu’on s’identifie néanmoins à leurs succès et que bien des gens y voient un happy end sans équivoque ?
La bande annonce de La La Land
10 janvier 2017