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Critiques

LA LAGUNA DEL SOLDADO

Pablo Alvarez-Mesa

par Carlos Solano

Deuxième volet d’une trilogie en cours sur la Colombie et sur l’imaginaire de Simón Bolívar en particulier, La laguna del soldado de Pablo Álvarez-Mesa fait d’un épisode fiévreux le point de départ et la prémisse d’un programme esthétique. Au sommet du Chimborazo, au plus haut des Andes équatoriennes, le dieu du temps, admiratif devant l’ambition prométhéenne du Libertador, aurait adressé à Simón Bolívar la plus ordinaire des tâches : « Observe. N’oublie rien de ce que tu as vu. Dis la vérité aux hommes. »  Mi delirio sobre el Chimborazo, poème signé par Bolívar en 1822, événement halluciné, emblème national de la lutte pour l’émancipation d’un peuple, est lu en voix off et sur un ton grave par le réalisateur colombien Camilo Restrepo en ouverture de La laguna del soldado. Au regard du film, le poème fixe une méthode descriptive (l’observation), un impératif politique (sauver de l’oubli), une évidence morale (dire la vérité).

Dans un geste qui s’oppose à celui de l’histoire coloniale, aux pillages ininterrompus des cimetières ou au sort d’une montagne, Peña de Otí, littéralement tranchée en deux pendant plus d’un siècle par les colons espagnols qui croyaient qu’en son intérieur se trouvait la Cité d’or, Álvarez-Mesa perce les apparences dans une démarche exaltée, proche de celle de Bolívar, où percer ne signifie pas ruiner, déraciner ou exploiter mais, à l’inverse, libérer en rafale les forces invisibles du passé.

Redéployant la voie tracée par Bicentenario (2020), premier volet de ce qui s’annonce déjà comme une longue fresque, où Álvarez-Mesa perturbait la mémoire officielle de Bolívar en rappelant sa grande part d’oubli, La laguna del soldado prend l’allure d’une enquête où chaque trace ou signe s’avère indispensable, pensé comme réservoir d’une densité millénaire. Quels sont les indices encore tangibles non pas de Bolívar lui-même, instrumentalisé à volonté par les organes du pouvoir, mais de l’élan bolivarien ? De même que les parades officielles dans Bicentenario domestiquaient l’ardeur des luttes présentes, faisaient écran aux non-dits de l’Histoire, et donc à la vérité, le récit héroïque de Bolívar fait ici obstacle aux forces vives de la révolution du peuple colombien, et confine à l’oubli les cicatrices accumulées par l’environnement. Dans cette enquête, percer veut aussi dire aller au plus profond des traces du passé, y compris vers celles laissées par les rêves, tout aussi réels qu’une victoire factuelle.

2 personnes observent avec des jumelles dans la brume

Cette quête onirique de profondeur historique se fait au nom d’un rapport obsessionnel à la matière, quelle qu’elle soit : de la monumentalité du paysage à ses composantes les plus infimes, chaque élément, particule, chaleur, souffle appartient à une chaîne causale que le montage investi jusqu’au vertige. À propos de la matière, le film plaide en faveur d’une conviction : plus elle est cachée, plus elle sera juste. D’où l’attention portée, surtout, aux matières qui ne sont pas immédiatement visibles ou qui semblent imperceptibles. Il suffit de ralentir la vitesse d’enregistrement du son, et ce dernier devient audible, à l’image des cris produits par les chauves-souris, indétectables à l’ouïe humaine mais, une fois agrandis, porteurs de l’hypothèse d’une forme de vie secrète. La captation de ces ultrasons procure au film l’une de ses séquences les plus visuellement démentielles : le bruissement des chauves-souris produit des éruptions plastiques sur un spectrogramme, émaille l’image de taches dont l’informité inquiète nos croyances et révèle de façon limpide l’existence d’une force cachée, comme en réserve. Déformer pour voir, mais pour vraiment voir, non pas ce que les apparences dissimulent mais ce que l’œil ne peut (ou ne veut) pas voir.

La récurrence fait système. Depuis Bicentenario, Álvarez-Mesa engage sa pratique de cinéma dans une expérience qui se confond sans ambiguïté avec l’art du spiritisme. Le cinéma devient médiateur, point de contact entre le monde des morts et celui des vivants, l’instrument par lequel les esprits se manifestent et déclarent leur présence parmi nous. Spiritisme rime avec hypnose, d’où la place si récurrente accordée au son. Celui-ci se fait tout aussi inventif que l’image, tant, au même titre qu’elle, il guide, palpite, secoue, réveille. Car tout, dans La laguna del soldado, participe ainsi au rite de l’incantation : des prestiges du 16 mm, ouvert par essence à l’inattendu et amplifiant la part d’aura de toute chose, jusqu’à l’attention portée à l’enregistrement des voix, souvent graves et granuleuses, presque ensommeillées (disons hypnotiques), le film cultive, par cet attrait du fantomatique, la conviction que le passé existe, mais aussi, qu’il insiste et persiste. Le défi est sérieux : comment montrer que rien n’est figé mais que tout bouge ? Il est même majeur : comment montrer qu’en toute chose niche l’infini ? En suivant le cours des choses, en remontant à leur source. Raccordés et versés les uns dans les autres par un montage aqueux et terreux, le film affirme l’interdépendance des phénomènes. Par exemple, la glaise sert ici d’amplificateur historique : à travers elle, dans une logique qui n’oublie rien de la pravda vertovienne, le film explique bien sûr l’art de la poterie, mais aussi ses légendes et mythologies, ses usages statuaires au service de la propagande, ses ressources limitées dans le temps présent et à venir, les résidus du colonialisme, l’idée d’une terre mouvante, changeante, témoin. Dans la profondeur des terres, épuisable par nature, le poids de la gravité s’inverse et fait remonter à la surface les injustices qui pèsent sur la condition minière contemporaine. Tout comme un jour finiront par émerger les corps de ces soldats bolivariens, morts de froid et de faim, jetés dans la lagune du páramo de Pisba comme dans une fosse commune, à la demande de Bolívar lui-même. Et le film d’ailleurs se jettera, à l’issue de cette enquête, dans les eaux troubles du lagon : l’image deviendra indistincte, mais plus elle devient abstraite et obscure, plus se devine en toute clarté l’épaisseur historique d’un territoire.


17 avril 2025