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Critiques

LA LIGNE

Ursula Meier

par Laurence Olivier

Sur une cantate sacrée de Vivaldi, une colère se déchaîne au ralenti : des disques se fracassent contre le mur, un métronome éclate en morceaux, des partitions musicales virevoltent. Le contrechamp révèle Margaret (Stéphanie Blanchoud), retenue par son beau-père et son beau-frère, qui attaque sa mère, Christina (Valeria Bruni-Tedeschi). Après une poursuite violente, toujours au ralenti, Margaret parvient à gifler sa mère, qui heurte sa tête contre le piano en tombant. Cette scène se déroule sous les yeux des deux autres sœurs, Louise (India Hair) et Marion (Elli Spagnolo). Margaret est jetée hors de chez elle, et un ordre d’éloignement la contraindra à demeurer à une distance d’au moins 100 mètres du domicile familial. S’intéressant davantage à cette mesure qu’aux racines de la violence, La ligne est un film qui évite les clichés mais qui tient à distance.

En entrevue[1], Meier dit avoir voulu observer la violence chez les femmes adultes, peu représentée au cinéma contrairement à celle des adolescentes ou à celle des hommes. Le rôle de Margaret a été pensé par et pour Stéphanie Blanchoud, qui collabore au scénario. Alors qu’on accepte souvent d’emblée un personnage masculin qui tape « sans raison », il y a en effet un défi à représenter ces accès de colère chez une femme de 35 ans sans scruter son passé à la recherche d’une explication. On ne nous offrira pas ici de justification simple et digeste, mais on verra par contre çà et là les mécanismes qui font se déclencher les colères explosives de Margaret. Et sa mère est une experte dans le domaine : sa violence, d’ordre psychologique, est beaucoup plus sournoise, plus socialement acceptable aussi, et ses monologues, ses pointes qui visent à humilier ses filles, bien que toxiques, ne dépassent jamais la ligne. Mais le film ne passe en somme que peu de temps à observer ces dynamiques d’escalade de la tension. La relation mère-fille ne constitue pas le centre du récit, et la colère de Margaret se déchaîne sur tout le monde, pas uniquement sur Christina.

Dans cet exercice d’observation de ce que fait surgir la mesure d’éloignement, le personnage de Marion, 12 ans, joue un rôle clé. Cette jeune fille, séparée de ses sœurs par deux décennies, devient en quelque sorte la médiatrice des relations entre chacun des membres de la famille, et cherche à la fois à faire respecter l’ordonnance et à ne pas ostraciser Margaret. Elle trace à la peinture bleue un périmètre tout autour de la maison, et insiste pour que Margaret ne le franchisse pas. En même temps, elle accepte de poursuivre ses leçons de chant avec elle, les deux sœurs se plaçant de part et d’autre de la frontière, bien en vue du domicile, mais toujours ignorées par la mère. Tiraillée entre son amour pour sa mère et celui pour sa sœur, Marion se réfugie dans la foi, où elle espère trouver une façon d’aimer chacune sans trahir quiconque. Mais cette piste intrigante est vite balayée du revers de la main, tant par les sœurs et la mère de Marion que par le film lui-même.

Jeune femme assise sur une butte

La ligne semble ainsi souvent faire le choix de ne pas aller vers ce qui irait de soi. C’est une lame à deux tranchants : on ne nous sert pas une histoire que l’on connaît déjà, mais on passe aussi à côté de ce qui pourrait nous rapprocher du récit. Le personnage de Margaret, par exemple, demeure plutôt impénétrable, malgré l’interprétation vive et touchante de Stéphanie Blanchoud. Le film ne livre aucune histoire larmoyante sur son passé, évitant les mièvreries convenues, mais il est par le fait même difficile d’imaginer que Margaret ait une épaisseur autre que son incarnation présente. On accepte sa violence en tant qu’un élément figé de sa personnalité. Un changement chez Margaret reste alors difficile à se représenter, comme le suggère peut-être le manque de conviction de la scène finale.

De son côté, la mise en scène joue de séparations et de rapprochements sans jamais quitter son parti pris naturaliste, exception faite de la séquence qui ouvre le film, drame inaugural dont l’intensité saisissante ne sera pas égalée. Cette approche qui mesure ses effets use de façon subtile du potentiel visuel de la petite ville où se déroule l’action : les pics rocheux des Alpes qui l’enserrent n’en font pas une destination pittoresque et inspirante mais plutôt un lieu à l’horizon bouché, tout aussi oppressant que les personnages qui l’habitent. Les montagnes sombres, révélées par quelques plans seulement, apparaissent comme un contrepoint, un grandiose qui restera inaccessible – le sacré auquel se raccroche Marion, et dont tout le monde se moque ? – depuis le paysage gris des terrains vagues et des stationnements.

À la faveur de ce traitement retenu, le film arrive à faire transparaître une tristesse fondamentale qui habite tous les personnages, coincés dans une existence morne et banale avec en toile de fond un lourd sentiment d’impasse : carrières artistiques ratées, famille désunie. La musique, tant dans l’univers familial que dans le film lui-même, amène parfois de courts moments d’apaisement, des envolées hors d’un quotidien hostile. Mais comme rien n’est sans tache dans cette famille où toutes sont musiciennes (si l’on fait exception de Louise qui est décrite par sa mère, non sans cruauté, comme « faite pour la vie normale »), cet art devient aussi un sujet de secrets et de jalousies, sinon un levier pour la culpabilité, tel qu’incarné par ce piano qui finira par être vendu. Dans La ligne, même la musique sacrée devient impure, et elle s’avérera insuffisante à sauver les personnages.

C’est ainsi de loin que La ligne examine ce quatuor féminin inexplicablement inséparable, et les conséquences perverses de cette proximité donnée comme obligée. Si la démarche de Meier nous maintient parfois trop à distance de son récit, on ne peut toutefois que souligner la pertinence d’une observation de la violence qui refuse de s’empêtrer dans les explications attendues ou de jouer la carte de la psychologisation au long cours des séries contemporaines.

[1] Centre national du cinéma et de l’image animée, 10 janvier 2023.

cnc.fr/cinema/actualites/ursula-meier—avec-la-ligne-jai-voulu-explorer-le-territoire-dun-corps-blesse_1869236


14 juin 2024