La Llorona
Jayro Bustamante
par Jean-Charles Ray
On dit qu’à Tenochtitlán, au Mexique, une femme vêtue de blanc arpente les rues au clair de lune en sanglotant. Ceux qui s’approchent d’elle trouvent derrière le voile qui couvre son visage tantôt la mort, tantôt d’effroyables révélations qui les rongent toute leur vie. Certains racontent qu’il s’agit du spectre d’une autochtone, trompée par un conquistador, qui a noyé ses propres enfants par désespoir ; d’autres, que c’est l’ombre de la déesse aztèque Cihuacoatl qui avait annoncé l’arrivée de l’envahisseur espagnol et pleure, depuis, la mort de son peuple. Cette légende hante les pays d’Amérique du Sud sous diverses formes et le cinéaste guatémaltèque Jayro Bustamante la convoque à son tour dans son film La Llorona, sorti en 2019 et disponible actuellement sur la plateforme Shudder.
On y suit la famille du général Enrique Monteverde, accusé de crime contre l’humanité et acquitté. Retranchés dans un palais assiégé par une foule indignée et abandonnés par leurs domestiques, Monteverde, sa femme, sa fille et sa petite-fille reçoivent une jeune gouvernante autochtone nommée Alma. C’est alors que le vieux militaire entame une chute dans la démence, hanté par des pleurs qui résonnent dans la nuit.
À propos d’Hamlet, Derrida soulignait, dans Spectres de Marx, qu’un fantôme a besoin d’une rupture pour apparaitre. Il faut quelque chose de pourri dans le royaume, il faut que le temps soit hors de ses gonds pour que l’esprit du passé vienne tourmenter les vivants. Pour Bustamante, cette fracture, c’est ce qu’on a appelé « l’holocauste silencieux », le génocide des Maya Ixils perpétré dans les années 1980 et pour lequel le général Efraín Ríos Montt ne fut jamais condamné, pour cause de vice de procédure. Dans sa volonté de contrer ceux qui, à l’instar de la femme de Monteverde, affirment : « Ce qui est dans le passé est passé, et si nous nous retournons, nous nous transformerons en statues de sel », le réalisateur dirige sa caméra sur les plaies ouvertes de son pays.
Pour clore son triptyque inspiré de trois grandes insultes utilisées au Guatemala (« indien » avec Ixcanul en 2015, « homosexuel » avec Tremblements en 2019 et « communiste » avec La Llorona), Bustamante pirate le genre horrifique, affirmant en entretien qu’il a opté pour cette forme après une étude de marché soulignant son immense popularité chez les jeunes au Guatemala. Il y a ici un enjeu de parole et de transmission. L’apparition de la Llorona renvoie à l’apparition du film, traitant d’un sujet qui doit être tu. Au silence de la société guatémaltèque fait écho un Monteverde inaccessible dans ses exactions. En préparation de son procès, son avocat lui rappelle : « Vous devez être impeccable, vous êtes un héros, pas une victime ». Le mot « criminel » n’est pas envisageable. La femme ne peut interroger son mari sur ses infidélités, la fille ne peut questionner son père sur sa culpabilité, la vieille domestique ne peut reprocher à son patron ses crimes contre son propre peuple. Toutes sont témoins lorsque le vieillard, habité de visions fantasmées, est retrouvé dans la chambre des domestiques, incapable de dissimuler une honteuse érection. Ridiculisé par un plan d’ensemble qui accentue la trivialité de la scène, il est figé sous le regard glacial de sa femme en contrechamp. Aucun dialogue n’est possible. Les trois générations se retrouvent dans un escalier, prostrées, enfermées par le plan dans une vignette de noirceur. La mère considère que « même les généraux sont des hommes », la fille présente des excuses pour son père, la petite-fille ne dit rien, elle observe. Elle a accueilli Alma comme une amie et s’entraine avec elle à l’apnée, pour ne pas se noyer. Alors que son grand-père ne vit qu’à l’aide d’un respirateur, l’enfant prend le contrôle de son souffle.
Celle qui vient débloquer la situation, Alma, la Llorona, appelle à la révélation et à la justice. Elle est préfigurée par la survivante venue témoigner au procès en début de film. Dissimulée derrière des voiles traditionnels brodés d’or, icône sacrée placée au centre du plan, portant la parole des victimes dans l’écrin d’une foule floue, elle découvre finalement son visage, affirmant « puisque je n’ai pas honte de dire ce que j’ai vécu, j’espère que vous n’aurez pas honte de rendre justice ». La culpabilité est rendue au coupable. Le spectre de la femme en pleurs passe ici de la figure folklorique à ce que Julie Ravary-Pilon a caractérisé comme femme-nation et femme-nature dans son livre Femmes, nation et nature dans le cinéma québécois. Cependant, cette figure n’est pas la nation convoitée et protégée par les hommes, ni la nature attendant d’être cultivée ; elle est la mère furieuse pleurant la mort de ses enfants, la nature vengeresse qui reprend ses droits, comme les grenouilles et les feuilles de palme qui envahissent la piscine du général. De ces eaux brumeuses, la Llorona émerge, nouvelle Ophélie qui, comme le disait Rimbaud, flotte lentement « sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles ». Renouant avec le réalisme magique d’un Miguel Angel Asturias et avec sa tradition d’engagement politique, Bustamante trouve dans ces eaux un miroir où le surnaturel vient au secours des victimes. Dans la demeure, chaque membre de la famille est progressivement confronté au passé. La femme revivant en rêve le calvaire de la Llorona ne peut retenir ses urines, incontinente d’eaux et de souvenirs incorporés. La fille lit la culpabilité de son père dans les portraits qui flottent dans la piscine, jetés par la foule entourant le palais. Cette même foule est constituée d’acteurs non-professionnels autochtones et des esprits, convoqués par le réalisateur lors d’une cérémonie maya demandant la permission aux âmes des victimes d’être représentées et les invitant à se joindre au film. Dans son réalisme magique, La Llorona se laisse volontairement hanter par leur douleur et incarne le spectre fictionnel dans l’action engagée. Le fruit de cette réinvention du mythe folklorique est une œuvre lancinante et envoûtante, résonnant comme un cri contenu, à l’image de sa musique thème, La Llorona de los Cafetales, réinterprétation d’un chant traditionnel portant « les sanglots d’un peuple blessé et de voix silenciées ».
1 avril 2021