LA MAIN DE DIEU
Paolo Sorrentino
par Elijah Baron
Au printemps 2020, alors que Paolo Sorrentino se trouvait à Los Angeles pour tourner Mob Girl, son premier film américain, en compagnie de Jennifer Lawrence, voilà que la pandémie l’amenait à rentrer en Italie pour y entreprendreson projet le plus intime et le plus napolitain. Comme on dit dans ce type de situation, les voies du Seigneur sont impénétrables ; et ce n’est sûrement pas le réalisateur de La grande beauté (2013) qui affirmera le contraire, lui qui doit l’existence de son dernier film à la Covid-19, et sa carrière, en plus de sa vie, à nul autre que Diego Maradona.
Lorsque Sorrentino remerciait Maradona au même titre que Federico Fellini aux Oscars, comme d’autres remercient le ciel, ou qu’il se risquait dans ses œuvres à des rapprochements entre la religion et le sport, attribuant au soccer un caractère sacré, cela n’était pas le fruit d’un simple désir de provocation, ou d’un amour pour les contrastes qui choquent et amusent par leur incongruité. L’implication profonde de ces gestes est depuis longtemps appréciée des spectateurs qui ont pu s’intéresser à la biographie du cinéaste : à l’âge de 16 ans, celui-ci aurait pu mourir dans l’accident qui l’a laissé orphelin, s’il n’avait choisi d’assister à un match de soccer au lieu de suivre ses parents à la montagne. L’incident en question prend dans La main de Dieu la valeur pure et richement symbolique d’un mythe fondateur. C’est en effet à cette période que Sorrentino semble être né comme créateur, transformé par son deuil, sa rencontre de Maradona, son éveil à la sexualité, sa découverte du cinéma, et plus globalement son rejet de la réalité.
Sans pour autant être strictement autobiographique, La main de Dieu propose un voyage sentimental dans la Naples de l’adolescence de l’auteur, un véritable retour aux origines destiné à mettre en lumière sa seconde naissance et à rendre un hommage immensément drôle et poignant à tous ceux et celles qui ont pu y participer. Que ces personnages sublimes, venus combler la solitude et l’égarement du jeune Fabietto (Filippo Scotti), appartiennent au domaine du souvenir ou du fantasme, cela n’a finalement aucune importance dans ce film qui loue avant tout la capacité de l’art à transformer le réel pour purifier la douleur que l’on porte en soi. Incarnant une sainte trinité, trois figures se démarquent néanmoins de la profusion de proches et de voisins qui entourent le protagoniste : Maradona, dont l’intervention brusque et muette a tout d’une apparition surnaturelle, Fellini, physiquement inaccessible et pourtant constamment invoqué comme guide spirituel, et Antonio Capuano (Ciro Capano), le véritable mentor de Sorrentino, dont la présence a priori anachronique pourrait cependant être la plus indispensable.
À la différence des autres idoles du protagoniste, Capuano se rend disponible auprès de lui pour l’encourager à faire du cinéma, lors d’un échange qui pourrait être interprété comme un dialogue intérieur. D’un côté, il y a le timide Fabietto, un alter ego trompeur, dans la mesure où il est une inversion des héros habituels du cinéaste, ces hommes mûrs et désabusés, hantés par leurs expériences passées ; de l’autre, il y a Capuano, metteur en scène accompli, que nous voyons œuvrer sur un film fictif dont les images fortement évocatrices des Conséquences de l’amour (2004) nous renvoient une fois de plus au cinéma de Sorrentino. On sent que, du haut de ses 50 ans, celui-ci s’identifie moins à son jeune double qu’à son maître de l’époque. Le rapport entre la jeunesse et la vieillesse, voire la coexistence des deux au sein d’un même individu, son thème le plus récurrent, le plus obsédant et paradoxal, se décline donc ici par une rencontre on ne peut plus personnelle, comme une façon pour l’auteur de s’adresser à une version antérieure de lui-même.
Loin d’une autoglorification narcissique, La main de Dieu est une puissante affirmation de soi, et par extension de tous ceux qui n’ont pas encore trouvé le courage de faire valoir leur singularité en exprimant leur propre vision du monde. Peut-être en vue d’un nouveau départ, Sorrentino y redécouvre son cinéma par le moyen d’un style plus épuré et sobre, renonçant à la distance ironique qu’on lui connaît, mais aussi à la musique jusqu’alors abondante dans sa filmographie, pour laisser respirer ses compositions et faire ressortir les chants d’amour de ses parents, le bruit d’un moteur sur la mer qui l’a vu naître, la joie d’une foule d’adorateurs de soccer, et un cri double qui espère atteindre sa cible : « J’ai quelque chose à raconter ! » « Alors fais-le ! »
2 décembre 2021