La marche à suivre
Jean-François Caissy
par Robert Daudelin
En 1978, caméra au poing, Georges Dufaux s’était immiscé durant plusieurs mois dans le quotidien d’une grande polyvalente de la Rive-Sud de Montréal. Les enfants des normes, la série de huit films d’une heure qui résultat de ce tournage inédit fit grand bruit . Nous y découvrions un univers, avec ses codes et ses rituels, et notre perception de ce lieu alors relativement nouveau, la polyvalente, en était violemment ébranlée. Dufaux, caméraman exceptionnel et grand maître du cinéma direct, privilégiait l’approche sociologique, avec la générosité habituelle de son regard humaniste.
Le rapprochement spontané avec le très beau film de Jean-François Caissy peut sembler hasardeux : il tient de fait essentiellement au lieu, un grand secondaire quelque part en Gaspésie (ce lieu n’est jamais nommé, délibérément, à l’évidence), et aux protagonistes, des adolescents qui ruent un peu dans les brancards, tentant de se faire une place dans la vie. La comparaison entre les deux films s’arrête là : leurs qualités respectives ne sont pas en cause, non plus que ce qu’ils apportent au spectateur pour nous aider à mieux connaître cette génération.
À l’approche sociologique de Dufaux, Caissy préfère une approche que nous qualifierons de poétique, si tant est que la poésie puisse être une forme de connaissance – ce dont nous ne doutons pas. Le rythme du film (qui s’accorde harmonieusement aux saisons), sa ponctuation qui utilise la beauté particulière de la nature gaspésienne, aussi bien que la musique (astucieusement choisie) qui tient périodiquement lieu de commentaire, tous ces éléments se conjuguent en un discours d’une grande élégance, vis-à-vis lequel le spectateur doit s’abandonner totalement.
Ainsi, il y a un côté 400 coups dans la façon dont Caissy filme les séances où ses héros sont confrontés aux questions, remarques, admonestations et conseils des enseignants et autres psys de leur école : ce sont autant d’Antoine Doinel, aussi touchants que troublants, qui défilent devant nous, sollicitant notre compréhension. Il y a une telle qualité d’attention dans le filmage – pourtant minimaliste – de ces entretiens, que notre adhésion est acquise, la tendresse du regard du cinéaste et son respect de ses protagonistes nous ayant d’emblée convaincus qu’il fallait les écouter, les aimer. Ce respect est notamment illustré dans la disponibilité de Caissy à filmer les « exploits » de ses « héros » avec les véhicules tout terrain ou le 4×4 qui « spinne » sur l’huile dont on a enduit le pont de bois. Le long plan d’ouverture du film, dans lequel apparaît soudainement un « filmeur », annonçait déjà la couleur.
Nous savions déjà depuis La belle visite (2009) que Jean-François Caissy savait faire confiance à l’image (il est secondé ici à nouveau de façon admirable par Nicolas Canniccioni à la photo), se préoccupant de l’équilibre plastique de chaque scène, fut-elle objectivement d’une supposée banalité – la rentrée matinale à l’école de quelques étudiants se frayant un chemin dans la neige, par exemple. Le cinéaste ne craint pas de ralentir son récit en l’interrompant pour nous faire admirer un paysage de neige d’un noir et blanc tout en couleurs, ou encore nous amuser avec le ballet rigoureusement réglé des autobus jaunes quittant en bel ordre le stationnement de l’école. (Certains plans n’ont, à la limite, qu’une fonction esthétique, tel ce beau plan des poissons en papier mâché, nullement gratuit, harmonieusement intégré au montage de la séquence et qui, en plus, ouvre la porte toute grande sur le rêve).
Ainsi, se jeter dans la rivière du haut du vieux pont du chemin de fer, c’est plonger dans la vie, comme on peut le faire quand on a 14 ans, en fermant les yeux ; gravir imprudemment la structure métallique d’un autre pont, c’est prendre les risques qu’il faut bien nécessaire si l’on veut se faire une place en ce monde.
Cinéma de poésie qui s’inscrit d’abord sur les beaux visages de ces garçons et de ces filles, c’est pourtant aussi, et simultanément, un cinéma de découverte et de connaissance. Quand s’arrête La marche à suivre, nous avons le sentiment précieux d’avoir appris beaucoup de choses, de nous être rapprochés, intimement presque, de ces «mutants » dont les gestes nous échappent si facilement. Et alors on se dit que ce film singulier est décidément trop court et qu’on aurait voulu fréquenter davantage ces petits Gaspésiens que Jean-François Caissy a su si bien filmer.
Texte paru originellement dans le numéro 169 de la revue 24 Images
La bande-annonce de La marche à suivre
27 novembre 2014