La mémoire des anges
Luc Bourdon
par Eric Fourlanty
À défaut d’un terme plus approprié pour définir ce film inclassable, La Mémoire des anges est un film d’assemblage, fabriqué avec des extraits de 120 films de l’ONF, tournés à Montréal, des années 40 jusqu’à l’Expo 67. Le portrait d’une ville, comme on le dit d’un être aimé, une ville aux multiples facettes qui, en 30 ans, est passée de Dickens à l’amour libre et du Made in Qwebec au Québec libre. Ce qui saute aux yeux dans ce film plus politique qu’il n’en a l’air, c’est le visage anglophone de la ville pré Loi 101. C’est le cheminot canadien-français qui parle en anglais à son supérieur avant de dire à son collègue « Le master demande » On n’est pas chez Falardeau mais le regard posé par Luc Bourdon sur cette métropole double est tout sauf innocent : pas de Westmount, pas de grands patrons, pas de somptueuses demeures, on est dans le Montréal populaire, populeux, ouvrier, bohème.
En 80 minutes bien tassées, on survole le port, le Parc Lafontaine, Saint-Henri, Ste-Catherine, St-Laurent, René-Lévesque quand c’était Dorchester, Sherbrooke quand il y avait des arbres. On voit les Montréalais aimer, travailler, s’amuser, prier, chanter et boire, rêver et vieillir. On entrevoit Stravinsky, Dominique Michel et Félix Leclerc, Peterson et Trenet, Geneviève Bujold. Et des centaines d’inconnus qui chacun, on le sent dans leurs regards, dans leurs silhouettes, aurait pu donner naissance à un film. Qu’est-ce qu’une ville, sinon des milliers d’histoires qui se croisent?
S’il est vrai qu’un film, c’est montrer le monde en mettant bout à bout des images animées, La Mémoire des anges touche à l’essence même du cinéma : donner à voir en montrant des images, donner du sens en les ordonnant. Sans parler du travail titanesque, invisible, sur le son, de l’utilisation magistrale des fondus, au noir ou enchaînés, du hors-champ et de cette respiration entre les plans, là ou l’imaginaire prend son envol.
Véritable leçon de cinéma, La Mémoire des anges est aussi un fascinant survol de quelques décennies de cinéma : le lyrisme expressionniste de Berlin, symphonie d’une grande ville, un réalisme à la Carné (on se croirait dans Quai des brumes), des accents néo-réalistes (ces gamins vifs aux regards noirs auraient leur place dans Le Voleur de bicyclette), le cinéma direct de Brault et Groulx et, bien sûr, un clin d’oeil à Wenders.
Comme dans tout grand film, forme et fond se confondent. Ici, la cité est montrée par des visages, hommes, femmes, enfants, vieillards, toutes races confondues au point de former le portrait composite de la ville; dévoilée par des mouvements, ceux des passants, des tramways, des chevaux, des voitures, des bateaux qu’une caméra constamment mobile tente de ressusciter. Des visages aujourd’hui disparus, et qui rendent si poignant ce film ludique, un mouvement incessant qui fait écho au rythme d’une cité comme Montréal, mais aussi à celui des minutes, des heures, des années qui passent sans que nous n’y puissions rien. Ça sert aussi à ça, le cinéma: donner une illusion d’éternité, apporter jusqu’à nous des traces de ces anges disparus qui, par la magie de l’image, viennent encore nous rendre visite .
28 mai 2009