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Critiques

La Nana

Sebastian Silva

par Helen Faradji

Bunuel et son Journal, Altman et son Gosford Park, Chabrol et sa Cérémonie:… la femme de chambre aura souvent été le témoin privilégié grâce auquel les cinéastes nous ont fait observer les travers secrets de la bourgeoisie. Celle qui nous aura permis de regarder derrière les lambris de la haute, d’affronter droit dans les yeux les perversités jusqu’ici bien cachées, de jouer le rôle de révélateur explosif des secrets les mieux gardés. Chez Sebastian Silva (La vida me mata), la donne sera différente. Et exposée dès un premier plan crâneur. En un regard caméra bravache, le défi sera lancé : et elle? Oserons-nous la regarder directement, elle? Dans les yeux? Sans rougir. Celle qui mange seule dans la cuisine, l’air triste et las. Celle qu’hypocritement, on dit « faire partie de la famille ». Celle qui, dans le fond, ne fait que refléter la gène et l’embarras des puissants à l’être, justement.

Dormir, torcher, se laver, servir. N’exister que par et pour l’autre. Survivre dans un confort certain, mais se confronter chaque jour au vide d’une vie réglée au rythme de l’aliénation et des frustrations. Subir l’isolement, la fatigue, la perspective de journées sans plaisir. Voilà le quotidien de cette Nana. Jusqu’à ce que, pour l’aider, par bonté d’âme, ses patrons embauchent Mercedes, une jeune péruvienne et que les rouages de la routine se grippent. Il y a bien sûr chez la Nana la jalousie de ne plus être tout à fait celle qui règne sur la maisonnée, maîtresse des horaires des enfants, des repas des parents. Mais il y a aussi, surtout, chez elle, une façon captivante et inconsciente de reproduire à son tour les mécanismes de domination, d’endosser tout aussi naturellement que ceux qui peuvent se les payer les habits du tyran. Fascinante observation de la reproduction des schémas sociaux, malgré une finale plus hésitante, plus maladroite.

La dialectique n’est certes pas nouvelle (du maître à l’esclave, il n’y a qu’une chaîne). La théorie des classes, d’autres l’ont exposée avant et beaucoup plus subtilement que Sebastian Silva. Mais l’intelligence du jeune réalisateur chilien est aussi d’avoir su tempérer la rigidité de son exposé théorique d’abord par la fébrilité d’une réalisation fluide, vive et cohérente. Observant son héroïne à l’épaule, le plus souvent dans des interstices ou des encadrements de porte, c’est en effet par la mise en scène que vient se signifier le plus clairement son statut d’intruse dans la famille, mais également son enfermement forcé dans cette position si particulière, quitte à y laisser son équilibre mental. C’est elle aussi qui vient rétablir l’équilibre dans le regard porté sur cette femme, l’imprégnant par son naturalisme sincère et nuancé et sa frontalité sans complaisance d’une vraie justesse. Mais c’est également (peut-être essentiellement?) par la présence d’une actrice phénoménale, Catalina Saavedra, venant habiter l’espace de chaque plan de sa force un peu brute, que le film parvient à trouver tout son souffle, réussit à exister plutôt qu’à illustrer. C’est elle, femme-arbre au regard buté qui ne cache que maladroitement ses failles, qui vient donner toute sa complexité à un personnage énigmatique s’incarnant alors véritablement en chair et en os et rendant ce portrait de femme aux accents de chronique sociale aussi subtil qu’intriguant.


22 avril 2010