La nuit des rois
Philippe Lacôte
par Samy Benammar
La nuit des rois est un jeu de frontières. La première mais aussi la plus évidente est celle entre liberté et enfermement qu’incarne la prison ivoirienne de Maca où se déroule le film de Philippe Lacôte, prison qu’il qualifie lui-même, dans une entrevue donnée au festival de Venise, de personnage principal. Ses murs divisent le monde en deux avec, d’une part, la ville d’Abidjan et, d’autre part, ces corps amassés à même le béton dans une hétérotopie régie par ses propres règles. Cette rupture est double car si l’œuvre s’enracine dans un contexte tiré de la réalité, le lieu de l’action est transformé en un espace fantasmé. Cette scène de théâtre servira à discuter, confronter et sans cesse redéfinir la deuxième, et peut-être la plus fondamentale, des frontières qui traversent le film autant qu’elle est traversée par lui : celle qui sépare les faits de l’imagination, le documentaire de la fiction et le conte du souvenir.
Au-delà du titre qui souligne une affiliation shakespearienne, c’est la figure de Shéhérazade qui finit d’ancrer le récit dans une dramaturgie tragique où la fille du grand vizir prend les traits d’un jeune prisonnier surnommé le “roman” auquel incombe la lourde tâche de divertir les détenus le temps de la nuit de la Lune rouge. Ce terme de “roman”, rapporté au réalisateur par des proches ayant séjourné dans la prison, est l’un des éléments réels qui irriguent le film sans jamais prendre le pas sur la narration. La nuit des rois dramatise cette tradition puisque, comme dans Les mille et une nuits, la fin de l’histoire sera synonyme de mise à mort. Apparaît ici la frontière fragile entre documentaire et réalité traitée de manière inégale dans le film. La mort crée par exemple une tension qui dynamise l’action et met en place rapidement et efficacement des enjeux simples pour céder toute la place aux nombreux développements stylistiques. A contrario, des choix comme celui d’introduire la figure d’un transsexuel sans accorder de temps suffisant au développement du personnage donnent le sentiment d’un monde présenté parfois hâtivement dont l’inspiration tirée de faits réels ajoute une forme de malaise aux faiblesses scénaristiques. L’insalubrité et la surpopulation qui règnent à Maca ont plongé la prison dans des guerres d’influences qui échappent au contrôle des autorités et constituent une atteinte aux droits de l’homme. L’intention de Philippe Lacôte est clairement de mettre en lumière cette situation. Cependant, les éléments de fiction et la mise en scène souvent virtuose ajoutent de nombreuses couches de sens qui ont tendance à écraser la dimension engagée de l’œuvre. Ceci est notamment visible lorsque le hors champ de la prison et les crises politiques que traversent le pays sont montrés grâce à des images d’actualité. Celles-ci créent un contraste intéressant mais la rupture, introduite par une simple réplique, est parfois trop brutale dans un récit qui s’évertue à penser une réalité alternative imbibée de mysticisme.
Cette maladresse mise à part, la théâtralité de La nuit des rois offre plusieurs scènes d’une beauté fulgurante. Entourant l’orateur, la masse des prisonniers est animée d’une rage pénétrante et chacune de leurs réactions, des cris bestiaux aux rires, est mise en valeur par une caméra portée les filmant au plus proche. Cette puissance est le plus souvent montrée à travers le visage incrédule du jeune roman tout juste arrivé et qui essaye au même rythme que le spectateur de comprendre les codes de cette meute. Souvent informe, celle-ci est une masse homogène, en arrière-plan, floue et agitée. Nous plongeant au cœur de cette masse, le réalisateur parvient à transmettre l’idée d’un environnement aussi dangereux que joueur où le moindre mot peut provoquer l’amour comme la colère de l’auditoire. C’est sans doute la plus belle réussite du film qui signale l’importance du récit oral dans une métathéatralité cinématographique ouvrant sur une mise en abyme sans tomber dans le piège de la réflexivité pompeuse. Les frontières se brouillent, superposant ainsi les histoires. Une certaine place est accordée aux destins des détenus qui habitent les couloirs lors des entractes, principalement celui du chef qui vient nuancer la figure clichée du caïd de la prison. Les motivations de ce personnage malade restent troubles, entre un égo militaire despotique et une sensible bienveillance à l’égard de ces hommes qu’il voit comme sa famille.
L’idée de frontière est surtout présente dans les images issues de la parole démiurgique du roman. Ses mots donnent lieu à des chants et divers jeux entre les corps qui transforment le monologue en une pièce de théâtre participative, souvent jouissive tandis que des reconstituions progressivement envahies par le fantastique illustrent les passages importants. Les dernières péripéties du récit qui poussent le roman à inventer une bataille épique pour échapper à la mort sont le moment cathartique où le film franchit la frontière du réalisme. Toute la spiritualité de l’œuvre prend alors forme dans un duel magique. Et si l’on pourrait reprocher à cette séquence de manquer de moyens pour rendre justice à son ambition, le film y prend pourtant, peut-être malgré lui, tout son sens. En effet, dans cette simplicité qui ferait presque rire, le conte retrouve sa définition première de tradition orale et l’on peut voir dans ces fumigènes et ces gesticulations de mages ridicules une image assez sublime de l’idée d’un monde qui ne prend forme qu’à travers l’imagination. La proposition de Philippe Lacôte regorge de scènes percutantes dont l’intérêt se situe principalement dans une mise en scène souvent dynamique et parvenant à transmettre un véritable sentiment de chaos dans ce qu’il peut avoir de plus beau et de plus sombre.
19 mars 2021