LA NUIT DU 12
Dominik Moll
par Gérard Grugeau
Quittant la maison de sa meilleure amie, une jeune fille rentre chez elle à pied. Bientôt, au détour d’une rue, elle flambera dans la nuit, victime d‘un acte de sauvagerie qui nous laissera en état de sidération. Cette vision d’une barbarie sans nom resurgira plusieurs fois à l’image telle une empreinte persistante qui hantera le film, le consumant de l’intérieur. Au-delà des apparences, La nuit du 12 n’est pas un polar comme les autres. Un carton en ouverture nous avertit que cette fiction tirée de faits réels rapportés dans un livre de Pauline Guéna (18.3. Une année à la PJ, 2020) documente une de ces enquêtes criminelles irrésolues, comme il en existe tant chaque année en France. Cet horizon bouché sur lequel vont buter les enquêteurs de la police judiciaire de la région de Grenoble installe d’emblée le film dans une de ces zones de turbulences équivoques, propices à toutes les supputations. Et il y a bien des braises sous la cendre qui recouvre le corps de Clara. Yohan (Bastien Bouillon), nouvellement promu comme chef de groupe, et son acolyte et ami Marceau (Bouli Lanners), seront aux premières loges de cette enquête vouée à l’échec, et pourtant source de rebondissements constants qui maintiendront à l’écran une tension de tous les instants.
Dans la pure tradition des films comme L.627 (1992) de Bertrand Tavernier et Le petit lieutenant (2005) de Xavier Beauvois, La nuit du 12 dépeint le quotidien de l’écosystème policier avec ses méthodes d’intervention, ses procédures et ses dysfonctionnements. Mais dans le film de Dominik Moll (Harry, un ami qui vous veut du bien, 2000), le curseur se déplace ailleurs. Le cadavre de Clara, la jeune fille brûlée vive, devient prétexte à une plongée dans la masculinité toxique ordinaire à l’origine de ce féminicide qui voudrait taire son nom. Comme l’avouera Yohan devant la juge (Anouk Grinberg) qui voudra l’aider à relancer l’enquête au point mort : « Il y a décidément quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes. » Et c’est ce territoire trouble d’une guerre des sexes omniprésente, qui alimente trop souvent les faits divers, que tente de mettre à nu le scénario brillamment écrit par Dominik Moll et Gilles Marchand, son fidèle complice. Préjugés homophobes et sexistes véhiculés par le milieu de la police lui-même, comportements machistes des fréquentations masculines qui ont approché la victime, dessinant d’elle le portrait d’une jeune fille « facile » : ce sont en réalité tous les hommes qui ont tué Clara, tous ces hommes prisonniers d’une culture misogyne violente et mortifère. Constat souligné par une séquence onirique éloquente où les visages de plusieurs suspects vont se superposer sur celui de Yohan. Devant une telle tragédie, l’introspection est de mise et l’enquête ne peut tourner qu’à l’idée fixe. À l’image de ces tours de piste que l’homme enchaîneau vélodrome dans une course sans fin.
Pour Yohan, cette idée fixe se met en place dès l’annonce de la mort de la jeune fille à ses parents. Une photo de Clara accrochée au mur le précipite alors dans une sorte de catatonie avant que ce drame aux contours fuyants ne se mette à le dévorer intérieurement. Pudique et peu loquace, contrairement à un Marceau au tempérament sanguin et romantique qui cite volontiers les grands poètes, Yohan est un bloc de silence et d’opacité mélancolique que le labyrinthe de l’enquête et les gros plans de la mise en scène enferment dans l’obsession. Enfermement que vient renforcer la présence des montagnes qui enserrent le théâtre du drame comme un étau. Dans son approche féministe qui tient du dévoilement face à une masculinité en déroute, La nuit du 12 creuse avec brio cette idée d’enfermement pour révéler, au gré des mécanismes de mépris, de rejet et de jalousie, plusieurs des agissements dégradants envers les femmes, sans parler de la banalité du mal qui couve sous les mots et mutile les existences.
L’une des grandes réussites de La nuit du 12 tient justement à la mise en scène de la parole. Celle-ci s’articule autour de conversations, de « colloques sentimentaux » comme il est dit dans le film, d’où émerge de façon fragmentaire un état des lieux des rapports entre les hommes et les femmes échappant à tout schématisme. Jusqu’aux enquêteurs qui sont aspirés par l’introspection induite par le fantôme de cette jeune victime dont la mort digne des bûchers du Moyen-Âge interpelle les consciences, allant jusqu’à mettre à mal les amitiés. Grâce à l’intelligence des dialogues et au jeu de la caméra, l’une des séquences les plus significatives se jouera lors de la rencontre entre Yohan et Nanie, la meilleure amie de Clara qui s’effondre en pleurs car, par ses questions, l’enquête elle-même menée par des hommes tend à dévaluer l’image de Clara et lui assigner un rôle qui ne lui correspond pas. Entre les interrogatoires souvent biaisés et les moments de silence qui renvoient à la complexité d’un réel qui se dérobe, le film trouve son souffle singulier, constamment mené par la noblesse de regard de la mise en scène.
Dans le dernier tiers du récit, la réouverture de l’enquête sous l’impulsion d’une juge soucieuse de voir aboutir les recherches et l’arrivée d’une nouvelle recrue au sein de la PJ ouvrent la voie à un espace fictionnel autre où la seule présence féminine laisse présager un changement de culture salutaire. Sensible à cette réalité, Yohan sort enfin de son obsession anxiogène, délaissant le vélodrome pour s’élancer sur les routes de montagne qui serpentent à perte de vue. Malgré l’irrésolution de sa trame policière, La nuit du 12porte à n’en pas douter la marque d’un exorcisme venu sceller la réconciliation de la conscience et de la vie. À ce titre, Clara ne sera pas morte en vain.
8 juin 2023