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Critiques

La part du diable

Luc Bourdon

par Robert Daudelin

L’erreur, me semble-t-il, serait de considérer le nouveau film de Luc Bourdon comme une suite à La mémoire des anges (2008). Les deux films relèvent évidemment d’un même exercice : revoir un grand nombre de films (tous produits à l’ONF) pour y retrouver des traces de ce qu’a été notre vie à une époque donnée. Mais la parenté s’arrête là.

Dans le film de 2008, le cinéaste, bien que convié à nous parler du Montréal  des années 1950 et 1960, se sentait libre de reculer dans les années 1940 (histoire de nous montrer combien était champêtre le Parc Lafontaine) et d’associer à ce portrait Paul Anka à Atlantic City et Igor Stravinsky à Toronto. Bourdon pouvait tout à loisir regarder un peu de côté, élargir son propos,  se balader. Ce faisant, il nous proposait régulièrement des ouvertures oniriques, au besoin les fabriquant lui-même en intervenant dans l’image (ajoutant de la couleur au noir et blanc d’origine, par exemple). Rien de tel avec La part du diable : la période évoquée (fin des années 1960 au début des années 1980) est plutôt celle des rêves brisés ; il n’y a plus ici grand place pour les envolées oniriques…

Plusieurs images retenues par Bourdon sont datées : mai 68 à Paris, le manifeste du FLQ, la mort de Pierre Laporte, voire la figure de René Lévesque et des « trois colombes » à Ottawa, sont autant de repères qui orientent nécessairement la lecture que bon nombre de spectateurs vont faire du film. La planète a changé ; le Québec aussi. Et « la mémoire des anges » appartient déjà au passé.  La richesse du nouveau film n’en est pas moindre pour autant. Au contraire ! L’euphorie bien agréable du film précédent a fait place à une certaine gravité : l’heure est à la réflexion.

Si la rue Ste-Catherine est toujours un paradis pour les cinéphiles (qui peuvent voir Tales From the Crypt de Freddie Francis au Capitol), le monde des dites « images animées » intègre désormais le magnétoscope et les écoliers manient le Portapak… Le monde a changé rapidement : on réalise soudainement que nous assassinons la nature, que le nucléaire est une réponse ambigüe à nos besoins énergétiques, et les Amérindiens réclament leur droit de parole… La modernité (l’aéroport de Mirabel s’en veut le symbole!) est arrivée chez nous et Georges Dor, dans Où êtes-vous donc? (1969) de Gilles Groulx, peut chanter « L’avenir était trop beau ». Et Mouffe de lui répondre en se demandant « À quoi rêvent les enfants avortés ». On est bien loin de la petite chanson de Pierre Petel célébrant les charmes du Parc Lafontaine!

Une fois ces quelques repères identifiés, le propos du film s’installe de plus en plus clairement, et son écriture (complexe) s’impose sans heurt. L’époque évoquée est lourde de déceptions, de questionnements aussi : le film le dit très bien, souvent avec émotion. C’est bien sûr le montage qui est la clé de voûte d’une telle entreprise, et quel montage ! (On pense même à certains moments aux grands Russes, Eisenstein, Poudovkine, Koulechov…).  La structure mise en place par Bourdon et son fidèle associé Michel Giroux n’est pas facile à deviner : on croit détecter des « blocs », qui ne sont pas pour autant des chapitres, lesquels viendraient ordonner le film chronologiquement. Plus justement, ce à quoi on assiste, c’est à un très vaste mouvement, un geste qui balise le terrain et dans lequel se répondent des images qui, à l’origine, ne devaient pas se rencontrer. Il faut bien parler ici d’œuvre ouverte, l’auteur nous invitant à refaire constamment notre propre film et à donner aux rencontres entre les images (les plans, les séquences) un sens qui jamais n’est univoque. La belle tête de lynx (salut amical à Gilles Groulx?) qui succède brusquement au monologue de la femme au foyer de Micheline Lanctôt (Souris, tu m’inquiètes d’Aimée Danis / 1973) est-elle ironie ou belle détermination ? Chacun peut en décider à sa guise : l’audace de la présence de l’image dans le montage de la séquence n’échappera pourtant à personne. Du coup le récit, si on peut parler ainsi à propos d’un tel film, est relancé : nous avons été surpris, secoués aussi, et invités à poursuivre notre réflexion.

La mémoire des anges était un film d’une immense liberté : Bourdon et Giroux nous y rappelaient éloquemment que le cinéma est d’abord montage, rencontres d’images, art des interstices (comme le disait si bien McLaren). La part du diable va encore plus loin sur ce terrain : le défi était énorme, étant donné l’esprit du temps, la morosité annoncée. Nous devons désormais vivre avec ce film, continuer à le reconstruire.


16 février 2018