La peau que j’habite
Pedro Almodovar
par Eric Fourlanty
Après avoir perdu sa femme, brûlée vive dans un accident de voiture, un chirurgien (Antonio Banderas), spécialiste de la greffe de peau, se met en tête de la faire revivre. C’est le point de départ de La peau que j’habite, mais ce n’en est pas l’intrigue. En dire plus sur cette histoire à tiroirs, comme les aime Almodovar, reviendrait à gâcher le plaisir premier de découvrir l’un de ses films : celui de voir un fabuleux conteur à l’oeuvre. Ici, les circonvolutions du récit ne manquent pas, le suspense, les fausses pistes, les flashbacks et les coups de théâtre non plus. Au point qu’on se demande si Pedro le magicien n’a pas, cette fois-ci, un peu forcé sur les effets de manche. En effet, malgré la construction alambiquée de cette construction en forme de poupées russes, on se rend compte qu’en fin de compte, le récit aurait pu être parfaitement linéaire à l’image du parcours rectiligne de ce savant fou qui ne déroge pas un instant de son obsession.
En adaptant très librement un roman fantastique (Mygale, de Thierry Jonquet), Almodovar semble avoir déconstruit son récit tout d’abord au bénéfice du spectateur qui sait des choses sur le chirurgien que lui-même ne sait pas , mais aussi pour le tirer dans son univers dans lequel une histoire en cache toujours une autre. Et, dans ce cas-ci, dans lequel un corps en cache peut-être un autre
Tôt au tard, Almodovar devait en arriver à aborder ce genre de sujet de front. En effet, depuis ses débuts, l’oeuvre du flamboyant cinéaste déploie ses multiples variations sur un thème central: le corps. Le corps désiré, encore et toujours, mais aussi le corps transsexuel (La mauvaise éducation, Tout sur ma mère), le corps sublimé (Volver), diminué (De chair et d’os, Parle avec elle), mutilé (Matador) ou prisonnier (Attache-moi). Le seul autre cinéaste à avoir autant placé le corps au centre de son cinéma est probablement David Cronenberg. On imagine très bien le cinéaste de Dead Ringers réaliser un pendant nordique de La peau que j’habite.
Sous ses allures de film hitchcockien grand public, cet objet hybride est, dans sa forme comme dans ses thèmes, plus près de l’art contemporain que du cinéma traditionnel. Placé sous l’égide de Frankenstein et des Yeux sans visage, de Franju, ce film découpé et recousu comme la peau de l’être mutant qui en est au cur a plus à voir avec le travail conceptuel de Louise Bourgeois (citée dans le film) qu’avec celui de Hitchcock ou de Franju. On s’étonne presque qu’Orlan, artiste féministe qui, depuis 40 ans, travaille sur le corps y compris le sien, à travers de nombreuses chirurgies esthétiques, bien loin des diktats de beauté actuels ne soit pas invoquée. En effet, « Le corps n’est qu’un costume », l’une de ses nombreuses phrases à l’emporte-pièce, aurait pu être placée en exergue de ce film où le corps est autant magnifié que banalisé, réduit à sa plus simple expression, celui d’une enveloppe modifiable à l’infini. Un corps humain qui, sous la forme d’un film, pourrait, selon le montage qu’on en fait, être mâle ou femelle, difforme ou sublime, comique ou tragique. Ou bien tout ça à la fois.
De façon plus prosaïque, l’autre corps au coeur du film est celui d’Antonio Banderas qu’on n’a jamais vu plus félin, plus menaçant, plus séduisant. Un vrai Cary Grant ibérique! S’il est vrai que les films de fiction sont tous des documentaires sur les acteurs qui y jouent, celui-ci est un formidable hommage à la star hollywoodienne qui, 30 ans après ses débuts avec Almodovar, a gagné en finesse et en profondeur. Hormis le talent de l’acteur, il faut bien y voir le regard du cinéaste qui, vingt ans après Attache-moi, lui fait de nouveau incarner un homme qui séquestre une femme
Alors, cette peau cinématographique que le cinéaste madrilène habite comme personne d’autre, est-elle mineure ou majeure? Qu’importe. Lorsqu’un artiste reste à ce point fidèle à lui-même tout en évoluant, chaque incarnation, fut-elle aussi conceptuelle que celle-ci, vaut le détour.
La bande-annonce de La peau que j’habite:
17 novembre 2011