La prochaine fois je viserai le coeur
Cédric Anger
par Céline Gobert
Dans Le Tueur et L’Avocat, les deux précédents films de Cédric Anger, le réalisateur français se montrait déjà fasciné par ce qui est caché. Un danger, ou bien une menace, planaient sans cesse sur des personnages d’une extrême ambiguïté. En créant son tueur en série de l’Oise, inspiré de la véritable « affaire Alain Lamare » datant de la fin des années 70, il ne pouvait pas trouver meilleur ancrage à cette obsession pour les zones d’ombre d’hommes en souffrance. S’il s’agit d’une première collaboration entre Guillaume Canet et Cédric Anger, l’acteur et le réalisateur se sont néanmoins déjà croisés sur un autre tournage, celui de L’Homme que l’on aimait trop d’André Téchiné, puisque Anger y a collaboré comme scénariste et que Canet y tenait le rôle principal – un autre rôle sombre dans lequel il déployait une même gestuelle étudiée, agressive, comme animale. Cette noirceur va comme un gant à l’acteur. Mieux : elle lui offre sans aucun doute les deux meilleurs rôles de sa carrière.
Dans La Prochaine fois je viserai le coeur, titre tiré d’une lettre écrite par ce gendarme tueur de jeunes femmes qu’il y interprète, Guillaume Canet compose un personnage de psychopathe sans empathie et sans affect, loin des tueurs que fantasme Hollywood. Il n’est jamais question pour le réalisateur de sublimer, d’esthétiser ou même de comprendre l’horreur de ses actes, ce qui offre au film une texture ultra réaliste glaçante. Le montage obéit à une logique factuelle épurée qui donne au film toute sa puissance : le tueur se flagelle, enfile son costume, tue, prend des bains glacés, tue encore, écrit des lettres, ne montre aucun signe de remords. Le scénario, basé sur des documents officiels, des procès-verbaux ainsi que sur le livre Un assassin au-dessus de tout soupçon d’Yvan Stefanovitch, ne donne que peu d’explication et se contente d’effleurer les causes du mal, telle la possible homosexualité refoulée du tueur. Anger a l’intelligence d’observer, mais ne conclut jamais quoi que ce soit. En parallèle, Canet, de sa gestuelle rigide à ses yeux trahissant mal de vivre et misanthropie, s’approche au plus près des plus noirs démons du personnage. Le cadre de la campagne du Nord-Pas-de-Calais, hivernale et terne, est aussi pour beaucoup dans l’atmosphère réussie du film. L’espace boueux, cerné de brume, s’il renvoie tant au dégoût qu’éprouve le personnage pour les autres et lui-même qu’à sa géographie mentale complexe, dessine également un décor propice au film d’horreur que nous conte Anger.
À la 45ème minute, survient une séquence d’une violence saisissante, voire de pure épouvante, qui rappelle un autre monstrueux mélange de brutalité et de réalisme : celui opéré par l’Alléluia de Fabrice Du Welz. La comparaison ne s’arrête pas là : comme chez le belge Du Welz, le diable est un séducteur (même s’il s’ignore chez Anger). Sous les traits de Canet, au visage poupin et favori de ces dames, le choc n’en est que plus intense : il y a quelque chose d’à la fois terrible et fascinant à observer le gendre idéal se muer en grand malade. Anger ne l’a probablement pas choisi par hasard puisque la réalité était déjà toute hantée par ce paradoxe – l’assassin était en fait le flic, qui poussait le vice jusqu’à enquêter sur ses propres meurtres. On voit ainsi le policier dans son costume frapper aux portes avec un portrait robot de lui-même, ou même simuler de fausses courses poursuites avec ses collègues sur les routes du Nord de la France. L’incongruité des scènes renforce l’ignominie du tableau, que viendra par ailleurs couronner la sentence finale d’un collègue: « Tu es la honte de la gendarmerie ». Une autre séquence hallucinante, et proprement terrifiante, naît d’une danse entre le tueur en série et la jeune fille qui le courtise en vain, interprétée par l’excellente Ana Girardot. Sur l’air des Paradis perdus du chanteur Christophe, les deux se lancent dans quelques pas de danse, au milieu du salon sans lumière de la jeune fille. Alors qu’elle rêve probablement au prince charmant, Canet se tient droit comme un i, attend que le temps passe, ne sachant trop que faire de son corps lourd et ultra contrôlé. En plus de laisser sur l’échine des frissons d’effroi et de malaise, issus du décalage de perception entre ces deux êtres, la scène confirme une chose : Anger tient entre ses mains l’un des méchants du cinéma français les plus réussis de ces dernières années.
La bande-annonce de La prochaine fois, je viserai le cœur
30 juillet 2015