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Critiques

La question humaine

Nicolas Klotz

par André Roy

Les entreprises modernes : des camps de concentration ? Leurs patrons : des Hitler, des Himmler ? Nicolas Klotz et sa fidèle scénariste Élisabeth Perceval répondent, de manière énigmatique comme on le verra, oui. En adaptant le roman du Belge François Emmanuel, La question humaine (Stock, 2000), ils dévoilent, comme l’ont fait beaucoup de grands artistes avant eux – et on pense naturellement à Georges Bataille, mais aussi, pour le cinéma, à Jean-Luc Godard, dont les traces sont ici décelables pour un œil averti – la part maudite de l’humanité.

Certes, les spectateurs et les spectatrices qui connaissent Paria (2001), qui dressait le portrait des sans-abri de Paris, et La blessure (2004), qui décrivait l’enfer des immigrants clandestins, seront peut-être désorientés par la nouvelle réalité que La question humaine aborde, à l’opposé du monde du prolétariat et des exclus  des films précédents : celui, ici, des employés d’une compagnie, des cadres et des techniciens en complet-veston qui, par leur physique (leurs cheveux courts bien coiffés), leur langage (formaté) et leur milieu (froid et impersonnel), se ressemblent tous. On est loin des couleurs, des accents parlés et même des acting out des ouvrages antérieurs du cinéaste. Nicolas Klotz, s’écartant comme à son habitude de tout manichéisme et de toute complaisance, élabore une fiction dont les strates s’accumulant la rendent si hors norme qu’elle en devient amphibologique. Sous ses apparences mesurées, que le jeu des acteurs, le montage (qui fend la fiction en blocs solides) et un choix musical étonnant viennent déréaliser, le récit adopte un déroulement presque pervers, aussi sinueux et hallucinant qu’un suspense d’Alfred Hitchcock, tissant un réseau narratif et formel de correspondances d’une rare cohérence. Sa stratégie est originale par son mélange d’étrangeté et de diffraction sciemment organisé, ne cessant de faire appel à la vigilance du spectateur, et plus même : en renouvelant constamment son contrat avec lui, qui tient tout autant à la croyance au film, qui se doit de nous ramener toujours au réel, qu’à la facticité du cinéma, faite de trompe-l’œil et de ludique.

Précisons. La question humaine met en scène un homme près de la quarantaine, Simon, qui travaille comme psychologue au département des Ressources humaines et des Idées de SC Farb, un complexe pétrochimique, filiale d’une multinationale allemande. L’une de ses principales tâches est la sélection du personnel. Un jour, Karl Rose, le patron français de la société, lui confie une mission : mener une enquête confidentielle sur le directeur général, Mathias Jüst, et dresser un rapport sur son état mental (il aurait subi plusieurs dépressions). Ne pouvant pas se soustraire à la requête de son chef et ne voulant pas risquer de se mettre à dos Jüst, Simon accepte difficilement cette nouvelle tâche, il se promet de conduire une enquête discrète et de rendre un rapport le plus neutre possible. Mais les pistes qu’il suit mollement au début l’amènent petit à petit à entrer dans un monde extrême, de sensations irréelles et de conscience spectrale. Les fantômes reviennent : c’est dans la catastrophe du siècle passé qu’il est ramené, celle de l’Europe de la Deuxième Guerre mondiale avec l’anéantissement ordonné par les nazis.

Au monde justement si bien organisé de l’entreprise, qui fonctionne harmonieusement grâce à la connivence et à la convivialité existant entre les employés (il y a quelque chose de charnel dans cette relation, frôlant l’homoérotisme), va se substituer celui de la paranoïa et de la dénonciation. Rose comme Jüst révèlent à Simon un passé douteux, tous les deux dénonçant la complicité de l’autre dans les exactions allemandes. La question, bien humaine, effectivement – est : qui dit vrai ? Mais c’est une fausse question, naturellement, une sorte de Macguffin (on l’a dit, le dispositif est hitchcockien). La question n’est pas de savoir qui est coupable, lequel a eu le comportement le plus condamnable (en participant au gazage de personnes dans un camion par le monoxyde de carbone), mais en quoi cette question souligne le fonctionnement d’une entreprise comme SC Farb. La nature de celui-ci est profondément « nazifiante », comme sa dénomination le rappelle en renvoyant au nom de IG Farben, compagnie qui a fabriqué le gaz mortel Zyclon B. Il s’agit bien pour SC Farb de profits à accumuler par la force de travail dans un laps de temps donné, par un enrôlement des employés, corvéables à merci, participant ainsi de leur plein accord à leur aliénation mais également à leur exclusion par le licenciement. Élimination donc du superflu, de l’inutile, du non-productif, c’est ce qui est commandé dans la description de tâches de Simon : d’en trouver les solutions. Il s’agit de méthodes de travail (taylorisation et contrôle, réduction de temps et dégraissage des effectifs), et de savoir qu’il s’agit bien de méthodes analogues à celles employées dans la solution finale par les dirigeants nazis. Soit donc la question : combien de corps à anéantir dans le laps de temps le plus court – ce qu’un Godard avait brutalement posé comme vecteur idéologique l’ayant amené à tourner Les carabiniers, dans une interview à leur sortie, et qui en avait scandalisé plus d’un – soit une procédure bureaucratique qu’un Claude Lanzmann fouille, de son côté, avec entêtement et précision, dans Shoah, soit à savoir qu’une pulsion de mort continue de proliférer, qu’un inconscient mortel continue d’irradier gestes et décisions, qu’une instance condamnable, cachée, niée, ne demande qu’à s’incarner, et font des multinationales des machines à tuer (physiquement autant que psychologiquement).

Fouiller justement comme Bataille, Godard, Lanzmann. Chercher. Déterrer. Et la méthode de Nicolas Klotz en ce cas est singulière. La ligne droite est chez lui évitée, tout comme le discours démonstratif et univoque. La construction de son film suit une logique atypique, faite de glissements et connexions erratiques, travaillant l’illusion de la représentation et l’altération des sensations. C’est comme un puzzle mental qui table sur le dérèglement des sens. L’atmosphère qui s’en dégage, pour délétère qu’elle soit, semble brassée par une énergie aux mouvements browniens – comme cet homme avec son casque d’écoute sur la tête et qui danse à la fin d’un rave. Sur cette forme d’agitation irrégulière, on n’a, pour s’en rendre compte, qu’à remarquer l’utilisation de la musique, qui va du classique (Franz Schubert) à l’électronique (Syd Matters) et produit un état de fièvre et de délire (comme peuvent le provoquer certains produits chimiques). Cette énergie, trompeuse et drôlement risquée, car le cinéaste joue sur la déflation narrative, impose différentes vitesses à la fiction, a un effet de vertige sur le spectateur (on pense ici à cette longue plage de huit minutes de flamenco). Il en est de même des diverses formes que prend la parole : du monologue au phrasé incantatoire, son utilisation n’est pas sans rappeler le dispositif de l’écoute de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

Ce qui fait que ce film, épuré, qui enchaîne pourtant de longs plans à d’autres longs plans sur des décors nus et lisses et ne craint pas les dérives et les excentricités, devient mystérieusement très physique, insufflant un érotisme tranquille aux corps et saisissant l’aspect pathétique de la beauté des visages. C’est inattendu. C’est hétérodoxe dans le plein sens du mot. Cette œoeuvre, soutenue par un discours profond, inquiétant et, quelque part, plombé (le sujet n’est pas réjouissant, c’est le moins qu’on puisse dire) est d’une force rare, car son fonctionnement, qui s’appuie plus qu’on ne le croit sur les fantasmes, les désirs et les pulsions (sexuelles comme mortelles), est dérangeant, fascinant et parfaitement maîtrisé. Avec sa mise en scène complexe, La question humaine se donne tout entière au spectateur sans jamais tricher sur son exigence, de discours comme de forme. On en sort troublé et ravi.

 


15 mai 2008