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Critiques

La rivière cachée

Jean-François Lesage

par Robert Daudelin

En 1998, le grand cinéaste portugais Paulo Rocha signe O Rio do Ouro(Le fleuve d’or), l’histoire métaphorique d’un fleuve qui ensorcelle littéralement tous ceux qui s’en approchent. La rivière cachée – cachée où ? Le cinéaste se garde bien de nous le dire… – que filme si magnifiquement Jean-François Lesage est moins redoutable, mais non moins magique. Si ceux et celles qui la fréquentent ne succombent pas à leurs pulsions les plus violentes comme chez Rocha, ils sont par contre enclins à se confier, à faire des confidences, des bilans aussi. Comme «  le fleuve d’or », la petite rivière de Lesage est un lieu enchanteur qui agit sur tous ceux qui s’en approchent, accidentellement ou invités par le cinéaste.

Six plans (presque) fixes ouvrent La rivière cachée, six tableaux pour faire connaissance avec la rivière et la forêt qui l’entoure et l’enferme. Un espace est créé, presqu’abstrait : nous sommes plus dans la peinture (orientale ?) que dans le cinéma. Au septième plan, le cinéma reprend ses droits en la personne d’une jeune femme qui apparaît au loin, figure minuscule qui s’accroche aux rochers, se rapprochant prudemment de la caméra qui l’attend au bord de la rivière. Le bruit de l’eau se confond avec la musique de Gorecki[1] et la poésie s’installe à l’écran.

Rapidement la parole se libère, se mêle à son tour à la musique de l’eau : la parole coule et la rivière parle. Tous les sujets sont désormais possibles, toutes les questions pertinentes : la place de chacun sur cette terre, le besoin de « laisser une trace », la nécessité de parfois « se jeter dans le vide. » Un couple fait son bilan, un autre insiste sur la nécessité de « ne pas vivre par procuration. » Deux Chinois plus âgés philosophent, l’homme insistant sur les grands principes qui doivent guider toute vie : courage, ouverture, flexibilité – la conversation se termine quand un brouillard épais envahit le paysage, comme dans la peinture chinoise classique.

Ce film méditatif, d’une beauté subtile, résiste à la description : sa force sereine tient à la justesse du regard du cinéaste, à sa complicité bien sûr avec ceux et celles qu’il a rencontrés, parfois attirés, par les profondeurs de cette forêt qui nous semble impénétrable. Lesage sait aussi faire bon usage des silences et des hésitations qui donnent un poids supplémentaire aux confidences que nous acceptons de recevoir, comme si la rivière et son bruit permanent nous rendaient invisibles. La rivière protège, assure la confidentialité, secondée en cela par ce que l’une des promeneuses nomme « la majestuositéde la nature », nous renvoyant par ces mots à la citation de Robert Walser que le cinéaste a placé en ouverture de son film : « La nature, mon frère, est grande d’une façon tellement mystérieuse et tellement inépuisable qu’au moment même où l’on s’en réjouit, on en souffre déjà. » Ce que la brume du petit matin qui enveloppe le personnage du dernier plan, vient redire délicatement.

Le film nous emporte parce qu’il est également traversé par un long mouvement produit par le montage d’une grande fluidité qui, lui aussi, semble soumis au rythme de la rivière, guidé par ses courants. Les monteurs de La rivière cachéeont bien compris qu’il fallait respecter le mystère dont parle Walser, accepter de se soumettre à ce que la nature leur proposait et intégrer harmonieusement à cette nature les confidences des baigneurs.

Jean-François Lesage pratique un cinéma de l’écoute, et non de l’enregistrement. Il insiste pour utiliser l’expression « documentaire de création » quand il parle de son travail; ce faisant il abolit la distinction si souvent arbitraire entre documentaire et fiction : son geste est le geste d’un artiste, un peu peintre, un peu  chroniqueur, poète assurément. Ce cinéma ouvert est un cinéma de grande liberté, disponible à la parole et qui, comme le souhaite le cinéaste, donne « accès à des univers méconnus ou inconnus, à des vies qui se développent en parallèle » de la sienne.

Grâce à Jean-François Lesage, nous savons maintenant qu’une petite rivière, cachée au fond de la forêt gaspésienne, peut être un lieu de paroles riches, émouvantes, inoubliables.

 


[1]On ne dira jamais assez la justesse avec laquelle est utilisé le Concerto-Cantata de Henryk Gorecki, comme s’il avait été écrit pour le film.

 


2 juin 2018