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Critiques

LA SALLE DES PROFS

Ilker Çatak

par Céline Gobert

En mathématiques, la recherche de certitude dans une démonstration repose sur certains principes fondamentaux. La logique, la rigueur, l’absence d’ambiguïté en sont quelques-uns. Prouver une affirmation répond à un processus qui ne laisse pas de place au doute. On pourrait croire en début de film que Carla Nowak, une enseignante de mathématiques et d’éducation physique, incarne parfaitement ce postulat qu’une mise en scène ciselée, tendue, attentive aux visages vient complémenter. En effet, le long métrage du cinéaste turco-allemand Ilker Çatak, candidat à l’Oscar du meilleur film international, présente d’emblée l’enseignante comme une personne structurée, qui contrôle ses élèves, telle une chef d’orchestre souveraine quoiqu’humaniste, exécutant des gestes posés et invariables. Elle règne dans le cadre, comme sur sa classe, impose le silence en claquant des mains, maîtresse de ses émotions et de l’espace. Solide, c’est aussi elle qui se porte à la défense d’Ali, lorsque ses collègues soupçonnent le garçon de vol parce que son portefeuille, ce jour-là, est rempli de billets de banque. On ne peut rien prouver, dit l’enseignante. Elle n’a pas tort : quand les parents de l’élève sont convoqués, le doute est dissipé (la mère avait donné cet argent à son fils), mais les conséquences vicieuses du soupçon, elles, continuent de planer dans l’air, comme une odeur rance dont on ne peut plus tout à fait se débarrasser. Le fait qu’Ali soit d’origine étrangère a-t-il poussé les professeurs à sauter aux conclusions trop vite ? Comment le blanchir complètement face à des camarades de classe eux-mêmes trop pressés de trouver un bouc émissaire ? Car le véritable voleur, lui, continue ses méfaits dans l’ombre. Et tandis que l’argent s’évapore, le climat oppressant – que Çatak bâtit en crescendo, flirtant avec les codes du thriller – grimpe d’un cran : chaque note stressante du compositeur Marvin Miller resserre l’étau. Sur le public. Sur les personnages. Jusqu’au point de rupture.

La présomption d’innocence s’apparente à un axiome mathématique ; c’est le fondement de tout raisonnement juridique. Établir la preuve au-delà du doute raisonnable doit aussi obéir à un principe de rigueur. Quand Carla laisse volontairement la caméra de son ordinateur allumée pour prendre le voleur la main dans le sac (ou plutôt dans la poche de sa veste), et qu’elle conclut – aussi rapidement et définitivement que 1+1 = 2 – que le coupable est forcément la secrétaire de l’école, Mme Kuhn, car elle porte la même chemise que la personne aperçue brièvement à l’écran, elle manque à ce principe. Elle le paiera au prix fort, à l’instar de toute la communauté scolaire. Dès lors, le film ne peut ignorer les failles qui craquent la surface du château de verre dans lequel s’abrite vainement Carla, une fois ses certitudes menacées d’effondrement. Pour autant, il n’a que faire de dénouer les fils d’un problème structurel ou de résoudre l’équation digne d’un whodunnit ; l’essentiel n’est pas de pointer le coupable, mais bien l’ambiguïté des situations où la vérité telle qu’on l’entend en mathématiques s’égare, distordue, dans les dédales d’un système scolaire usé, qui prend l’eau de tous côtés. Suivie par la caméra dans les longs couloirs de l’école, Carla se soumet progressivement aux inflexions contradictoires et asphyxiantes d’un réel dont le mouvement aussi implacable qu’imprédictible porte en lui une charge sociale incisive.

portrait enseignante devant son tableau

L’analogie avec la société contemporaine et ses dérives – notamment la tendance au tribunal médiatique – s’y dessine alors de façon relativement subtile : aucun n’y est condamné, chacun y est plutôt dépeint comme le rouage impuissant d’un gigantesque monstre sociétal affamé, qu’on n’arrive plus à contrôler. Cette école allemande, où se déroule le huis clos du film, est un évident microcosme de la société actuelle, tiraillée entre plusieurs forces politiques, subissant vents contraires et pressions variées. Entre le jugement de ses collègues dans la salle des profs, la colère de parents d’élèves, qui l’ont déjà condamnée dans leur groupe WhatsApp en amont de leur réunion, et le culot du journal de l’école où journalistes en herbe ont retranscrit ses propos d’une perspective qui n’est pas nécessairement la plus objective, Carla (intensément interprétée par Leonie Benesch, à la lisière de l’implosion) voit ses pensées, ses actes et ses paroles broyés par le monde extérieur ; seule contre tous, véritablement prise en otage, suffocante dans le cadre au format carré. L’image, se jouant de cette exclusion, la présente le plus souvent de face, isolée, nous incitant par la bande à observer son regard ; un regard qui observe à son tour et en toute impuissance une vérité qui lui échappe constamment. Ce qu’il nous est donné de contempler, c’est un point de vue en proie aux doutes et donc sans cesse contestable, qui ne parvient à rien résoudre, mais qui change et se remodèle au gré des complexifications et désillusions.

En miroir à ce regard en mutation, constellé d’incertitudes, s’impose un autre regard : celui d’Oskar, le fils de Mme Kuhn. En tant qu’élève de Carla, assis dans la classe, il bénéficie du même point de vue que nous sur Carla. Convaincu de l’innocence de sa mère, le garçon affirme peu à peu une position accusatrice, se satisfait de voir naître puis fleurir le trouble dans les yeux de l’enseignante qui a fait de sa mère une voleuse. En toute logique, le film se termine dans un jeu de regards, parfois à la dérobée, entre ces deux personnages qui terminent leur course emmurés au propre comme au figuré dans la salle de classe. Le film ne fait plus alors que filmer la confrontation silencieuse entre Oskar et Carla, forcée d’accepter le regard de son élève sur son idéalisme défait ; il témoigne d’un renversement de pouvoir entre le premier et la seconde qui ne révèle que ceci : est roi celui qui est capable, quoi qu’il lui en coûte, de ne jamais dévier de ses convictions.


30 janvier 2024