LA TERRE PROMISE
Nikolaj Arcel
par Céline Gobert
S’il y a dans La terre promise (Bastarden) un territoire à conquérir, comme le veut traditionnellement le genre du western auquel le film nous renvoie en partie, il s’agit plutôt ici d’un espace « social », celui de la noblesse, et d’une « frontière », celle qui sépare les petites gens – les domestiques, le peuple – de celles et ceux (surtout ceux) qui possèdent entre leurs mains le pouvoir – la royauté, et les cercles qui l’influencent. Après Liaison royale (2012), Nikolaj Arcel nous replonge dans le Danemark du milieu du 18e siècle et renoue avec le jeu plein d’intensité de Mads Mikkelsen, qui, douze ans après avoir incarné le médecin du roi qui souhaitait insuffler à la cour les idées des Lumières, interprète cette fois-ci le capitaine Ludvig Kahlen, déterminé à faire pousser des pommes de terre sur une lande réputée incultivable. L’objectif de cet ancien militaire né d’une mère servante est clair – établir une colonie au nom du roi, en échange de la récompense d’un titre royal –, mais son chemin pour y parvenir sera jonché de conflits moraux complexes à dénouer.
Derrière la détermination de cette figure de cowboy balzacienne, en ce sens que Kahlen n’est animé que par son désir de grimper l’échelle sociale, se cachent deux impulsions tantôt contradictoires, tantôt complémentaires : d’un côté, une volonté intellectuelle de bousculer les structures de pouvoir régissant la société ; de l’autre, une soif instinctive de liberté – ces mêmes impulsions qui entraînaient déjà le docteur Struensee au cœur d’une passion interdite avec la reine Caroline Mathilde dans Liaison royale. « Penses-tu qu’un jour nous serons libres ? », demandait la souveraine à celui qui allait devenir son amant. Si la réponse à cette question se révélait absolument négative dans le premier film, elle ne l’est pas complètement dans le deuxième, comme l’explicite le plan sur les menottes à terre lors de la finale. Peut-être parce que cette interrogation est justement centrale au western – l’accession à la liberté étant l’essence même du sens de l’existence des cowboys qui peuplent le genre.
Chez Arcel, qu’il s’agisse donc à titre collectif d’éclairer la société avec les idées des Lumières (en se rapprochant du roi) ou à titre individuel d’intégrer la classe sociale dominante, l’ambition humaine demeure une force destructrice à manier comme il faudrait manier des caisses de nitroglycérine : avec prudence. Ses deux films, construits comme des suspenses à forte charge politique, reconfigurent ainsi des genres (le film à costumes pour le premier, le western pour le second) autour d’une question plus nodale que la simple réussite d’un projet : qu’est-ce qui nous enchaîne et nous empêche d’être libres ? Car s’il a fallu 25 ans au capitaine Kahlen pour passer d’aide-jardinier à capitaine décoré (contre six mois pour un homme de sang bleu) et ainsi transcender le statut social auquel sa naissance l’avait condamné, il lui en faudra finalement tout autant pour réaliser que l’affirmation faite par son riche ennemi Frederik De Schinkel, à laquelle il avait adhéré sans réserve, s’avère douloureusement erronée. « Entrer dans la noble société n’a pas de prix. » En réalité, il y en a bien un à payer, et il est aussi colossal qu’amer.
Se faisant le reflet tant de l’obsession du contrôle qui domine l’inflexible Kahlen que des rigidités extérieures auxquelles ce dernier se retrouve confronté – d’une terre infertile aux déterminismes structurels – la minutieuse élégance picturale du film (plus subtile que le sont parfois les dialogues dans l’exposition des enjeux du récit) répond par un enchaînement de plans-tableaux lyriques où se côtoient les hommes, les bêtes, les forces de la nature, tous à la merci du chaos, vulnérables au centre de plans larges époustouflants. Si rien ne peut être totalement dompté, ou contrôlé, alors à quoi servent les règles et, surtout, à qui sert-il qu’elles soient respectées ? D’un côté, elles étouffent et restreignent les libertés personnelles (religion, mariage, etc.). De l’autre, elles ne protègent en rien contre l’imprévisibilité du monde. Un constat dur à négocier pour un soldat obéissant comme Kahlen.
Comme dans bon nombre de westerns, la violence s’invite alors au sein du cadre pour tenter de régler des dilemmes existentiels et sociaux qu’on ne parvient pas à résoudre autrement. En premier lieu, c’est le maître qui assoit par la torture du domestique son pouvoir menacé. En second lieu, ce sera la servante – par la vengeance, et à titre plus symbolique – qui reprendra le sien sur le nanti, la victime qui s’en prendra au bourreau (son violeur). Mais dans ces poussées revendicatrices – autant d’expressions des enjeux incontournables du western que sont la justice personnelle ou la survie – la liberté se trouve encore hors de portée ; et certaines obsessions sont devenues au fil du temps des prisons. Piégé par son désir d’accéder à tout prix à ce dont il a été privé, le capitaine Kahlen manquera d’agir quand il le faut, sera prêt à épouser une femme par seul intérêt ou à se débarrasser d’une enfant qu’il aime pourtant comme la sienne propre.
Dans le dernier tiers, le film effectue un pas de côté assumé sur le terrain du mélodrame, inscrivant judicieusement son protagoniste dans une dimension émotionnelle et rédemptrice dont il ignorait jusqu’alors l’existence. En le posant face à la vacuité de sa réussite (qu’a-t-il accompli de si grand finalement ?), le récit s’oppose viscéralement et par le recours à l’émotion tant à cette image du self-made-man individualiste qui se hisse au sommet par la seule force de sa volonté qu’à sa glorification même, ce qui n’est pas sans trouver certains échos contemporains. En réponse, il substitue à son avenir de solitude (à ce plan de Mikkelsen, tout seul, attablé) la possibilité d’un autre horizon, plus ouvert et plus heureux, dans lequel le sentiment d’appartenance est non plus lié à une classe (à laquelle il est in fine impossible à Kahlen de ressembler, et donc d’appartenir, complètement), mais à une ou des alliés, à une communauté, qu’elle soit de sang ou non, où prend naissance ce qui échappe aux plans des ambitieux : l’élan de vie ou, en d’autres mots, la véritable liberté. Une leçon, aussi salvatrice que brutale, qu’avaient comprise plus tôt les femmes autour de lui.
16 février 2024