LA VÉNUS D’ARGENT
Héléna Klotz
par Alexandre Ruffier
La Vénus d’argent pourrait porter un autre nom. Il pourrait également s’appeler Le film de Pomme. Ce n’est ni la campagne publicitaire ni l’affiche du film, mettant uniquement de l’avant Claire Pommet, qui nous diront le contraire, et il n’est pas difficile d’imaginer que le projet s’est construit autour de cet inévitable évènement marketing. La sortie rapprochée de l’album de la chanteuse connue sous son nom de scène de Pomme n’est probablement pas une coïncidence de calendrier. Toutefois, on ne peut lui jeter la pierre tant le passage du monde de la musique au cinéma est chose courante. Si cette pratique connaît son lot de ratés ou de caméos plus ou moins douteux, elle est aussi gage de quelques fulgurances et bizarreries restées dans l’histoire du cinéma. Gardons en tête Richard Charlebois dans le western italien Un génie, deux associés, une cloche (Damiano Damiani, 1975), Tom Waits chez Jarmush, Coppola ou Altman ou encore les impressionnantes péripéties de Johnny Hallyday chez Corbucci, Godard, Lelouch, Gavras ou Johnnie To. Dans le cas de La Vénus d’argent, une chose est sûre : on ne peut reprocher à Héléna Klotz d’avoir cédé à la facilité du placement de produit. Pomme, dans un rôle qui semble taillé pour elle, prend avant tout sa place en tant que rouage d’une œuvre qui, malgré ses nombreux défauts, a le mérite de proposer quelques idées fortes.
L’entrée en matière a d’ailleurs de quoi réjouir. Au petit matin, sur son scooter pétaradant, en armure de motarde, Jeanne Francoeur (Claire Pommet) parcourt le périphérique parisien, comme elle traverserait le Styx, pour se diriger vers le quartier financier de La Défense. Après s’être arrêtée devant un magasin de costumes pour homme, elle s’en approche et s’imagine, à travers son reflet dans la vitrine, porter l’un des complets. Écrasée par le poids des structures sociales, Jeanne frappe son casque contre la vitre, avant de sortir un marteau afin de détruire la vitrine et de voler le costume. C’est donc par effraction qu’elle entre dans le monde de la finance. En quelques plans, la réalisatrice place ses enjeux : la classe sociale, l’économie et « l’ascenseur social en panne ». Le complet de banquier dérobé sur le dos, Jeanne s’installe dans la file d’attente d’un entretien d’embauche. Mais un morceau de vitre, logé proche de son cœur, lui fait perdre connaissance et l’opportunité d’un premier emploi. Métaphore évidente du déchirement qu’elle est en train de se faire subir. Lorsque l’on retrouve Jeanne l’instant d’après, elle est sur un brancard. Se succèdent alors des médecins, des gros plans sur la plaie se faisant recoudre, des bandages qui écrasent et camouflent sa poitrine. Le film amorce alors une incursion dans le body horror, une filiation qu’il alimentera à plusieurs reprises, notamment par des renvois thématiques (neutralisation du genre, vie dans une caserne) et visuels (chirurgie, bandage écrasant le corps) à Titane (2021) de Julia Ducourneau. Klotz lie de cette façon le changement d’apparence de Jeanne à une transformation intérieure. Pour faire sa place dans la finance et s’absoudre des frustrations de son déterminisme de classe et de genre, elle mutera en une créature androgyne, une liquidité fongible « neutre comme les chiffres » à l’identité aussi volatile qu’une action en bourse.
Avec cette introduction, le film surprend et crée des aspérités dans un récit qui, sur le papier, ne semblait proposer aucune surprise. Malheureusement, les sutures de cette intrigante ouverture hétéroclite lâchent trop rapidement. La faute à une écriture ampoulée, boursouflée par de lourdes métaphores et des dialogues faussement alambiqués. Continuant son travail sur l’importance de l’apparence, Klotz fait du pétrissage de la langue un des enjeux principaux de la lutte des classes et de l’hybridation de Jeanne. Sur fond de drame plus ou moins social, les personnages enchaînent, à coup d’analogie sur l’Everest ou sur les billets de banque, les envolées lyriques et les répliques percutantes de cadre uberisé. Si l’on peut saluer cette démarche, qui s’inscrit dans une tendance contemporaine des sciences sociales analysant les transformations des modèles de gestion par celles du langage, son exécution pèche par manque de finesse.
La limite entre critique et parodie est parfois fine et rapidement on ne sait plus si l’on doit rire ou être impressionné par la verve imagée des personnages. Si le patron Farés, joué par le rappeur Sofiane, est parfois convaincant dans son rôle de banquier véreux, la véritable perle du film demeure Anna Mouglalis, cabotinant dans son personnage d’entrepreneuse bourgeoise qu’elle interprète comme la méchante d’un film d’espionnage. Le jeu excessif des acteur·rice·s participe, dans cette entreprise critique de l’entre soi des classes supérieures, à parsemer le film de poussées bigarrées qu’il a parfois du mal à contrôler par une absence de second degré. On peut à ce titre citer deux invraisemblables scènes. Dans la première, Farès nous assène la métaphore centrale du scénario, tout en conduisant une Bentley dont le capot est lui-même affublé d’une Vénus d’argent. Plus tard, Jeanne, passagère d’une autre voiture, sort par la fenêtre du toit pour hurler tout à fait sérieusement le titre du film. On reste stupéfait face à une telle extravagance littérale et, si l’on peut trouver un certain plaisir à voir ces excès émerger à l’écran, on se demande néanmoins constamment s’ils sont à mettre au crédit du film ou non.
Ce jeu d’équilibriste délicat entre absurdité et simple ridicule n’est pas aidé par un montage en flux enchaînant les scènes et les thématiques à une vitesse démesurée. Écoblanchiment, masculinité, identité de genre, finance, patriarcat, agressions sexuelles, lutte des classes… Le film veut parler de tout, mais n’arrive pas à faire système. On se retrouve alors souvent devant un étalage de luttes sociales. In fine, Klotz s’intéresse moins au fonctionnement du capitalisme qu’aux créatures qui l’habitent. Exemplairement la finance reste hermétique, traitée comme un microcosme d’élu·e·s, hypercomplexifiée, jargonneuse, et technologisée à l’extrême. Un choix qui peut se défendre, mais qui est ici desservi par une écriture hors sol et un rythme hyperactif qui l’empêche de véritablement se déployer.
22 mars 2024