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Critiques

La vie invisible d’Euridice Gusmão

Karim Aïnouz

par Carlos Solano

Au bord de l’océan, devant l’horizon, deux sœurs partagent et projettent leurs rêves d’avenir. Derrière elles, sereine et imposante, se dresse une immense forêt tropicale. Guida, l’ainée, disparaîtra provisoirement sur le chemin du  retour à la maison, engloutie par le décor. Le silence s’installe, la faune émerge et guette Euridice, inquiète par la soudaine disparition de sa sœur. Contemplative, allégorique, métaphysique (ce mot veut-il encore nous dire quelque chose ?), cette longue séquence d’introduction nous met sur deux fausses pistes. La forêt, récurrence attestée du cinéma contemporain, lieu privilégié où tout est susceptible de surgir pour aussitôt s’effacer, sera finalement reléguée à l’arrière plan, laissant place à la ville de Rio de Janeiro. Et tout ne sera plus alors tant une affaire de disparition que de séparation, à la rigueur de fantômes.  Trompeuse et fascinante, l’ouverture tient lieu de promesse, mais le film abandonne très vite cette dimension étrangement mystique, clairement fantasmagorique, pour basculer du côté de la saga. Possiblement parce qu’il jongle habilement entre des registres très différents – le mélodrame fleuve, le feuilleton ou le drame social – , le nouveau film de Karim Aïnouz parvient à imposer une certaine force, sinon une singularité, dans le paysage cinématographique contemporain. Ambitieux et fulgurant sans être prétentieux ni percutant, le septième long métrage d’Aïnouz sidère lorsqu’il parle de sentiments humains, mais laisse tiède dans son travail formel.

Pudique dans sa mise en scène mais d’une justesse émotionnelle exemplaire, la structure fleuve de La vie invisible d’Euridice Gusmão résonne par moments avec la tétralogie napolitaine d’Elena Ferrante. Ici, non pas deux amies d’enfance aux destins opposés mais deux sœurs séparées de force par leur père, par des années de domination patriarcale immuable. Guida rêve de vivre une histoire d’amour et fonder une famille en Grèce ; Euridice, elle, songe à faire carrière en tant que pianiste à Vienne. Deux rêves inachevés, barricadés par l’oppression masculine. Si elles survivent, si elles tiennent, c’est seulement parce qu’elles sont habitées par l’espoir de se retrouver un jour.

Le film organise ainsi une dramaturgie qui ne cesse de graviter autour de ce possible face-à-face entre les deux soeurs. Avant lui, Paris Texas de Wim Wenders était travaillé par cette même question. Son sujet central, au fond, était la recherche désespérée d’un contrechamp par un homme incomplet, brisé, inconsolable. Aujourd’hui, par des voies très différentes et dans leur intégralité, le Policier de Nadav Lapid ou le Neruda de Pablo Larraín offrent également matière à penser sur les tensions qui attirent ou repoussent un champ de son contrechamp. Dans La vie invisible d’Euridice Gusmão, cette logique opère sans cesse, elle fait système : deux sœurs séparées, oui, mais profondément liées, affectivement réunies par un film qui refuse de raisonner séparément leurs deux destins. Aïnouz construit un grand film sur le champ-contrechamp, sur la façon dont l’un s’adresse à l’autre, l’informe, le fantasme, s’en éloigne, le frôle jusqu’à l’insoutenable, comme dans une séquence mémorable qui n’a rien à envier à l’impitoyable fatalisme imposé au dénouement du Docteur Zhivago de David Lean. Un élément ordinaire et banal de la grammaire filmique métabolisé ici en principe existentiel.

Possiblement parce que le film possède une structure linéaire et relativement classique, parce que les injustices s’enchainent les unes derrière les autres, la dernière partie ne peut s’empêcher de verser dans des ressorts larmoyants. L’accumulation dramatique finale opère dans un Brésil contemporain, celui de Bolsonaro, où la condition de la femme n’est pas prête d’avancer. Les fantômes du passé reviennent, non pas pour hanter le présent mais pour le consoler et le réconforter, pour rendre enfin visible un vie entière  passée sous silence, effacée, abimée. Peut-être qu’au fond, le « passé n’était même pas passé ».

 


5 janvier 2020