Critiques

LA VIE RÊVÉE

Mireille Dansereau

par Rachel Lamoureux

« Pourquoi les jeunes filles s’entichent-elles toujours des hommes inaccessibles? » Cette question sensationnaliste aurait fait un bon article de revue féminine au temps de la deuxième vague féministe si le désir n’était qu’un accident de la vie sociale ; or, elle lance plutôt en 1972 la trame narrative du premier long métrage de fiction féministe au Québec, La vie rêvée, réalisé par Mireille Dansereau, l’une des fondatrices de l’Association coopérative de productions audiovisuelles, laquelle vise à soutenir le cinéma d’auteur.

En relatant la construction de l’amitié entre deux jeunes femmes comme espace alternatif en réaction au monde masculin, voyeur et objectifiant des années 1970, ce film exemplifie à merveille le genre de la fiction réaliste critique. Par un montage onirique où les scènes du quotidien se juxtaposent à celles du fantasme, le titre s’offre dans toute sa polysémie, illustrant la déconstruction temporelle du récit : la vie « rêvée », celle qu’on nous a vendue, celle qu’on a appris à désirer, celle que propose le régime hétérosexuel comme un cauchemar duquel toute femme devrait vouloir se réveiller.

Dans le Montréal des années 1970, entre une visite au Gibeau Orange Julep et le boulot dans la boîte télé, La vie rêvée s’ébauche presque caméra à l’épaule au gré des jeux d’enfants dans les quartiers ouvriers, des escaliers en colimaçon, des routes ensoleillées parcourues en Coccinelle Volkswagen, au capot rouge, toit décapotable. Rappelant l’esthétique de la Nouvelle Vague française par les signes de l’américanisation de la culture (Kraft, 7Up, Toyota) pourtant trahie par l’accent québécois des actrices, Dansereau dépeint le paysage hippie et vagabond de la ville dans un souci presque documentaire.

À la question de l’érotisation de l’homme inaccessible par la jeune fille, on sait que la psychanalyse aura répondu depuis la triangulation œdipienne du papa-maman-moi, glosant que la seule issue possible à la maison préfabriquée du domicile conjugal résiderait dans le fantasme de vaincre la figure du père en le consommant. Le long métrage fictionnel de Dansereau propose mieux : traquant l’homme idéal jusqu’à son annihilation, le sujet féminin s’émancipe du carcan idéologique patriarcal en ne cédant pas sur son désir, disant non au père, non à la société de consommation, non à la sécurité du mariage, se déprogrammant par l’amitié sororale du besoin intériorisé de plaire à la gent masculine. C’est un film qui restitue à la femme le pouvoir de désapprendre le script de son rôle.

C’est une fiction, mais on y montre la vie de ces années-là, dans un quotidien assailli par les corps nus des femmes, le dévoilement de la peau sur papier glacé grand format, la campagne publicitaire sexiste et agressive qui porte à leur paroxysme les grandes lignes du très célèbre essai sur la logique des démocraties de marché, Propaganda (1928) de Edward Bernays, où l’on nous vendait déjà la dernière marque de lessive, le chic du tabac, le désodorisant en spray ou l’idée même que les femmes doivent se raser les jambes.

Il faudra attendre près de la moitié du film avant que la narration nous révèle les prénoms des deux protagonistes, qui feront connaissance pour la première fois devant le miroir, rimmel à la main, dans les toilettes pour femmes de la compagnie de production où elles travaillent. Virginie (Véronique Le Flaguais), artiste peintre ayant fait les beaux-arts, interpelle Isabelle (Liliane Lemaître-Auger), fille de famille bourgeoise aux allures d’actrice, lui lançant entre rire et reproche : « t’as pas besoin de d’ça, toi ! »

La vie rêvée, c’est une amitié qui se construit et se déploie entre deux femmes autour de l’hypocrisie sociétale. C’est le maquillage et la prise de conscience de sa fonction persuasive. C’est le studio d’artiste comme repaire d’une jeunesse libérée contre la maison pavillonnaire bourgeoise où papa interdit les garçons et la masturbation. C’est le séjour en campagne avec Yves (Guy Foucault) qui joue aux intellectuels ténébreux en lisant son 10/18 de Wilhelm Reich sur la puissance orgastique réprimée, et l’importance de nommer la répression sexuelle qui sévit à l’échelle de la société. C’est un film qui se situe quelque part entre une version féministe du Le chat dans le sac (1964) de Gilles Groulx et un précurseur du Thelma & Louise(1991) de Ridley Scott, parce que les dialogues sont lents et réflexifs à la manière du Groulx, et la violence patriarcale omniprésente, quoique plus banalisée que dans le film de Scott, resserre par la force de la nécessité les liens entre les deux femmes.

Au cœur du récit, il y a Jean-Jacques (Jean-François Guité), qui agit comme représentation idéale typique de l’homme inaccessible. Marié, ayant des enfants, détenant un poste haut placé dans la hiérarchie du cinéma, plein du charme de l’aura que confère le pouvoir, il sera autant objet de convoitise de la part d’Isabelle que sujet de connivence entre les deux femmes. Elles s’imagineront mères à deux d’un enfant de cet homme. Elles nommeront leur chat JJ pour Jean-Jacques. Elles iront jusqu’à organiser un guet-apens afin de séduire cet homme à coups de robe courte, de bottes hautes, de grand chapeau et d’appels téléphoniques sensuels. Le plan réussira, bien que l’actualisation d’un projet fantasmatique n’ait rien à voir avec la jouissance, car la femme ne jouit pas de redécouvrir encore et encore qu’elle est exclue de l’espace du désir de l’homme, qu’elle n’est que la matière d’un exercice narcissique.

La petite fille rêve de faire du cinéma. La petite fille relève sa robe. La petite fille pose pour la caméra. La petite fille découvre le triangle impossible de son sexe. La petite fille dit « hum, comme c’est bon » pour la publicité. La petite fille est une femme dans un corps de gamine qui désire le désir sans les hommes. Si le film de Dansereau ne laisse en rien entrevoir combien les questions d’identité de genre allaient permettre la déconstruction et le dépassement de la binarité homme/femme, il demeure le premier chef-d’œuvre féministe du cinéma québécois.


10 novembre 2022