L’Acrobate
Rodrigue Jean
par Cédric Laval
Dès les premières images de L’Acrobate, Rodrigue Jean affirme sa vision singulière de l’espace. Un paysage urbain en construction se déploie en quelques plans parfaitement cadrés ; les bras mécaniques des machines se déplient, se déplacent dans un bourdonnement inquiétant (le travail sur le son est admirable, qui mêlera, jusqu’à les confondre, les grondements de la ville avec ceux de la trame musicale, jusqu’à créer la sensation d’un organisme vivant, inquiétant, tapi dans les entrailles de cet espace urbain) ; des contre-plongées sur des matériaux lourds, en suspension, instaurent un sentiment de menace, celle qui pèse sur un équilibre risquant à tout moment d’être rompu. Confronté à ces premiers plans, le spectateur devine confusément qu’ils ont une fonction moins descriptive que symbolique. Changement de décor : nous sommes à présent à l’intérieur d’un immeuble résidentiel encore en construction. Christophe (Sébastien Ricard), un acheteur potentiel, arpente en silence les pièces de son futur appartement ; la caméra le suit à distance, la fenestration généreuse découpe des zones de lumière, d’autres demeurent dans l’ombre ; parfois, la caméra s’arrête pendant que le personnage avance, et c’est alors une perspective ouvrant sur une pièce totalement noire qui accroche le regard. Une fois encore, on devine, dans cette prise de possession de l’appartement, davantage qu’une fonction référentielle : un espace mental se délimite sous nos yeux, au moins autant qu’un espace physique. De la terrasse de l’appartement, on aperçoit des cadres, dans une salle de réunion ; plus bas, dans la rue, des manifestants crient des slogans inaudibles ; à un autre moment du film, les travailleurs attardés seront observés, dans leur cubicule à la lumière triste, monades esseulées dans un monde de transparence froide. S’il est porteur de significations dramatiques et psychologiques, le découpage de l’espace prend également une dimension politique.
Rodrigue Jean demeure aussi, surtout, un cinéaste des corps. Les corps souffrants, d’abord. Celui de Micha (Yuri Paulau), un acrobate russe qui squatte dans l’appartement de Christophe avant de squatter dans sa vie. Blessé à la jambe, il est au chômage forcé et constate avec amertume qu’il est devenu un rouage inutile dans le cirque qui l’emploie, laissé sur la touche par un monde où la concurrence et les assurances n’ont pas d’états d’âme. Il essaie bien, par d’improbables pirouettes, de conjurer le sort qui s’acharne sur lui, mais la cicatrice qui suinte sur sa jambe exprime davantage qu’une infirmité passagère : la souffrance d’un humain que la vie a plus profondément blessé. La mère de Christophe (Lise Roy), qui vit ses derniers jours à l’hôpital, est un autre de ces corps souffrants, avec lequel son fils ne parvient jamais à entrer véritablement en contact. Avec une délicatesse poignante, la caméra scrute les derniers tressaillements de ce corps vieillissant, qui fait contraste avec la virilité sculpturale de Micha. Car les corps sont aussi désirants, exposés devant l’œil de la caméra avec une radicalité franche que l’on n’avait jamais connue telle dans le cinéma québécois. La première rencontre entre Christophe et Micha se conclut par une scène de fellation visuellement explicite, qui semble sceller un lien entre deux corps, plutôt qu’entre deux âmes : une soif de l’autre très brute, très crue, qui jaillira, à intervalles réguliers, dans des étreintes de plus en plus intenses, de plus en plus intimes, qui oscillent entre la tendre caresse et la flagellation cruelle. Entre la génuflexion émue devant un corps que l’on vénère et les pratiques sadomasochistes que l’on subit ou que l’on inflige, la frontière est parfois très mince…
Mais Rodrigue Jean n’est pas, dans ce film, à l’image de ses personnages de peu de mots, un cinéaste des affects que l’on verbalise. Si Sébastien Ricard excelle dans un jeu tout en intériorité, il demeure que l’opacité des personnages et de ce qu’ils ressentent est un frein à l’implication émotionnelle du spectateur. En cela, les deux hommes sont peut-être les victimes de cet environnement froid, métallique, grisâtre, capitaliste, qui les enserre. Les regards se cherchent sans se trouver vraiment. La caméra, aussi, peine à réunir Christophe et Micha dans un même plan, sinon dans les scènes où leurs corps se mêlent. Tantôt elle les isole dans un jeu de champ / contrechamp, tantôt elle glisse d’un visage à l’autre au moment où ils partagent une cigarette. Cette quasi-impossibilité à exister dans un même plan se traduit, dans l’évolution de leur relation, par un déséquilibre fondamental, qui ne disparaitra presque jamais, l’un étant parfois le dominé, l’autre parfois le dominant. Presque jamais, car dans la dernière partie du film, une scène fugitive réunit enfin ces deux corps dans une étreinte fusionnelle qui n’est plus seulement charnelle ; et cette scène se résout en un doux baiser déposé par Christophe sur le front de son amant. Mais cet équilibre est illusoire : la trajectoire opposée des deux personnages les éloigne déjà l’un de l’autre. Tandis que Micha s’enfonce dans la nuit, lâche prise au moment où l’existence semblait lui tendre une nouvelle corde, Christophe trouve enfin le courage de toucher véritablement le corps de sa mère, de libérer les bondes de son émotion, de marcher vers une certaine forme de lumière. Semblable à son personnage principal, fermé, laconique, avare en émotions, le film L’Acrobate n’est certes pas facile à aimer ; mais semblable à lui, mystérieux et débordant de sensuelle animalité, il est encore plus difficile à oublier. Et cela, c’est déjà beaucoup.
Québec 2019 / Ré. et scé. Rodrigue Jean / Int. Sébastien Ricard, Yuri Paulau, Lise Roy / Ph. Mathieu Laverdière / Mont. Omar Elhamy / son Daniel Fontaine-Bégin / Mus. Steve Bates / 134 minutes / Dist. Fragments Distribution
6 février 2020