Critiques

L’armée des ombres

Jean-Pierre Melville

par Philippe Gajan

Attention chef d’oeuvre! L’armée des ombres signé Jean-Pierre Melville fait en effet partie de ces films dont on ne se lasse pas, qu’on pourrait voir et revoir quasiment en boucle et dont chaque plan, chaque réplique, désormais gravés dans notre mémoire, n’attendent qu’une nouvelle projection pour ressusciter à l’écran.

De Melville, certains citeront plus volontiers ses polars. Grandioses : Le cercle rouge (en 1970, l’un de ses derniers films, avec André Bourvil, pas seulement Bourvil, c’est tout dire, mais aussi Delon, Montand, Gian Maria Volontè…), Le samouraï (en 67, avec Delon), Le deuxième souffle (en 66 et déjà Lino Ventura et Paul Meurisse), Le doulos (en 62, avec Belmondo et Reggiani) … Melville est à lui seul un pan du cinéma français. Un cinéaste unique, qu’on ne peut associer à aucune école, et qui ne fit d’ailleurs non plus école. Le plus américanophile des cinéastes français (et inversement l’un des plus admirés par les Américains) fut aussi un solitaire malgré son succès et le respect qu’il suscitait.

En 1969, après l’avoir mûri pendant 25 ans, 20 ans après Le silence de la la mer (d’après Vercors), Melville réalise enfin ce que d’autres (et peut-être lui aussi) considèrent comme son chef d’oeuvre en adaptant le roman de Joseph Kessel. Chef d’oeuvre parmi les chefs d’oeuvre donc. L’un sinon le plus grand film sur la résistance française (avec Le silence de la mer, comme quoi l’homme a de la suite dans les idées). Ce film dont on a souvent loué les qualités de documentaire (au sens de son exactitude), n’est pourtant pas un film historique. Portraits de résistants plus que de la résistance, il a autant à voir avec un film de guerre (l’héroïsme) qu’avec le genre western américain (dont il partage la mise hors jeu de l’ennemi, l’Autre, relégué quasiment hors-champ). Il serait pourtant tout aussi juste d’évoquer son affinité avec ses polars et l’extraordinaire minutie dont il a toujours usé pour décrire le monde interlope. Les «héros» de Melville ne sont jamais magnifiés. Hommes et femmes de courage, ils ne sont jamais surhumains ni même touchés par la grâce. On aurait presqu’envie de dire qu’ils font leur travail.

Il faut prendre ici le titre au pied de la lettre. L’armée des ombres décrit bien ces soldats de l’ombre, ombres eux-mêmes dont l’héroïsme bien réel se joue plus sur les détails, les petites choses que sur les coups d’éclats. C’est d’ailleurs en ce sens qu’ils sont admirables, dans l’exécution de chaque geste alors que le moindre écart leur sera fatal. Cette pression, non plus de l’instant mais de tous les instants, habite le film de bout en bout : on ne gagne pas à ce jeu là, il s’agit bien plus de ne pas perdre.

Bien évidemment, le style de Melville qu’on a parfois rapproché de celui de Bresson, justement pour sa précision, un style épuré qui ne laisse rien au hasard, élégant bien que ne sacrifiant rien à l’élégance, fait merveille. Par sa direction photo, d’une beauté à couper le souffle ou encore par la performance d’un trio d’acteurs sublimes (Ventura, Meurisse et Signoret), L’armée des ombres reste un classique parmi les classiques, une oeuvre maîtrisée de bout en bout. À voir et à revoir.


17 avril 2008