L’AUDIENCE
Émilie B. Guérette et Peggy Nkunga Ndona
par Robert Daudelin
La caméra voit des choses que notre œil ne voit pas. Au point où les images qu’elle enregistre font parfois scandale, bien au-delà des intentions de celui ou celle qui filme. Ainsi en fut-il d’un petit film longtemps anonyme sur la reprise du travail aux usines Wonder, à Paris, en juin 1968. Tourné à la sauvette par un étudiant de l’IDHEC (l’Institut des hautes études cinématographiques), jamais monté, le film devint immédiatement le document qui scelle la fin de Mai 68. Ce qui aurait dû être un reportage sur le retour au travail, à la suite des accords de Grenelle entre le gouvernement et les syndicats, devint la célébration de la colère d’une ouvrière qui se dit trahie et refuse de retourner travailler.
Les réalisatrices de L’audience n’avaient sans doute aucune arrière-pensée révolutionnaire quand elles ont demandé au commissaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié l’autorisation de filmer l’audience de Peggy et Simon, un couple de réfugiés congolais qui sollicitaient l’accueil du Canada. Ces images sont objectivement d’une banalité totale, la caméra étant prisonnière d’un espace restreint et obligée de suivre le déroulement de l’audience sur les moniteurs par lesquels communiquent entre eux le commissaire, les demandeurs d’asile et leur conseiller. Le choc n’en est pas moins violent : quiconque sait regarder est révolté par cette mécanique qui broie, sourde à toute explication susceptible de justifier la demande du couple. Au-delà de la banalité du décor, la caméra a tout enregistré : le roi est nu.
Ce qui devait être un moment décisif de l’extraordinaire aventure de Peggy et Simon devient l’image scandaleuse d’un système bureaucratique dont a été éliminée toute dimension humaine et qui semble avoir été mis en place pour humilier ceux et celles qui doivent s’y soumettre et, ultimement, les briser. La traversée clandestine de onze frontières au risque de leur vie dans l’espoir de trouver un pays où élever leur famille devient alors un élément accessoire qui n’a droit à aucune case dans le formulaire gouvernemental.
Bien qu’il semble bien disposé, le commissaire responsable du bon fonctionnement d’un tel système n’a, semble-t-il, d’autre choix que d’appliquer la règle, faisant fi de toute composante humaine, pourtant à l’évidence essentielle dans le cas de l’histoire de Peggy et Simon.
À l’inverse, L’audience nous propose de faire connaissance avec les Nkunga Mbala, de partager leur vie de famille, avec ses moments de bonheur simple, d’anxiété aussi. De plus, le film s’arrête périodiquement pour interpeller sur un mode plus personnel Peggy et Simon. Filmés en noir et blanc, dans une image carrée, selon un dispositif très simple, mais terriblement efficace et porteur d’émotion, ces moments de confidences accordés à Émilie B. Guérette constituent un contrepoids essentiel aux séquences d’audiences et à leur rigidité glaçante. Ici aussi, le cinéma reprend tous ses droits : cette caméra qui écoute porte le film à un autre niveau, celui de la lutte de tous ceux, de plus en plus nombreux en ce monde, qui luttent au risque de leur vie pour trouver un lieu « habitable ».
Il va sans dire que la présence de Peggy Nkunga Ndona aux côtés d’Émilie B. Guérette dans le travail de réalisation donne au film un ton très particulier : c’est sa famille qu’elle filme, c’est son histoire qu’elle raconte avec éloquence et émotion, sachant très bien qu’elle raconte l’histoire de milliers d’autres qui ont franchi le chemin Roxham ou un autre passage qui était symbole d’espoir… jusqu’au jour où ils furent convoqués à une « audience ».
Film d’empathie, L’audience est aussi un outil d’information. Au moment où, de Trudeau en Legault, on nous propose les discours les plus délirants sur l’immigration et les immigrants, ce film apporte une dose d’humain nécessaire à une question brûlante qui nous concerne tous et dans laquelle s’inscrit l’avenir de notre société.
L’audience, film d’une lutte nécessaire, contribuera-t-il à permettre à la famille Nkunga Mbala, déjà bien intégrée avec plus de trois ans de résidence à Montréal, de rester parmi nous? La réponse appartient encore, et à nouveau, aux fonctionnaires du gouvernement canadien à qui il faut souhaiter de voir ce film le plus tôt possible…
P.S. L’audience a déjà été vu par quelques centaines de spectateurs à Québec et Montréal, souvent en présence des réalisatrices. Une lettre de soutien pour appuyer la demande de résidence permanente de la famille de Peggy et Simon est en ligne et a déjà recueilli plus de 10 000 signatures.
30 mai 2023