Le bruit des glaçons
Bertrand Blier
par Eric Fourlanty
Par une journée ensoleillée d’hiver méridional, un inconnu (Albert Dupontel) sonne chez un écrivain célèbre (Jean Dujardin), reclus chez lui, un seau à glace bien rempli à la main, depuis que sa femme l’a quitté. L’inconnu se présente :
Bonjour, je suis votre cancer. Je me disais que ce serait pas mal qu’on fasse connaissance.
Je suis en train de boire un coup. Revenez un autre jour.
Je n’en ai pas pour longtemps, au maximum trois mois.
On le sait depuis Les Valseuses, Blier est un dialoguiste hors pair « On n’est pas bien? Paisibles, à la fraîche, décontractés du gland. ». Un dialoguiste dans la veine des Jeanson, Prévert et Audiard, avec le style du premier, la poésie du second et la gouaille du troisième. Tout son cinéma est porté par ce verbe bien franchouillard, où ce qui est dit est moins important que la façon dont on le dit. Découvert après Mai 68, Blier fils a été nourri au cinéma de l’époque de Blier père (La Bête humaine, Le jour se lève, Quai des brumes). Un cinéma populaire qui, sans en avoir l’air, se coltinait avec des sujets graves. En y ajoutant, génération d’après-guerre oblige, une dose de post-modernisme, de surréalisme et d’anarchisme, cet enfant de la balle a signé quelques grands films (Les valseuses, Buffet froid, Beau-père, Tenue de soirée, Merci la vie) qui doivent autant à Carné qu’à Buñuel.
Avec Le bruit des glaçons, son 18e film en 47 ans, Bertrand Blier retrouve une verve, une urgence, un plaisir de filmer absents de ses deux films précédents (Les côtelettes et Combien tu m’aimes?), dans lesquels il « faisait du Blier ». Est-ce l’âge? Peut-être. À 71 ans, ce cinéaste bourgeois et iconoclaste semble n’avoir plus rien à prouver. Il filme avec la simplicité de ses débuts, sans effets de manche et avec une épure nouvelle. Il a toujours tutoyé la mort, mais là, il la regarde droit dans les yeux. La mort est une affaire en ligne droite (superbe plan d’ouverture où Dupontel marche de dos, d’un pas décidé, dans une allée bordée d’arbres nus) et la mise en scène est sans détour, entre les apartés livrés directement au spectateur et une caméra qui glisse comme une barque au fil de l’eau. Blier, dialoguiste hors pair, oui, au point que ces phrases assassines et jouissives ont souvent masqué ses qualités de metteur en scène. Ici, le plus beau moment du film est muet, un long plan-séquence dans une maison vide, bercé par la voix de Félix Leclerc chantant Ailleurs! Par la grâce de ce plan inattendu, le film bascule avec pudeur dans un univers plus grave, quasi-onirique.
Fils d’acteur, Blier fait encore ici la part belle à ses comédiens et ses comédiennes. Taxé depuis longtemps de misogynie, ce misanthrope de plus en plus humaniste au fil du temps a écrit l’un des plus beaux rôles d’Anne Alvaro, émouvante en servante amoureuse de son patron, tragédienne éthérée, entre Irène Papas et Delphine Seyrig. En truculente « cancer de boniche » aux allures de concierge, Myriam Boyer n’est pas en reste, pas plus que chacun des seconds rôles (la maîtresse, l’épouse, le fils et le médecin de l’écrivain) qui ont tous leur moment de gloire. Un héritage en ligne droite du cinéma français d’antan, celui de papa Blier, dont l’ombre plane sur chaque inflexion de voix de Dujardin et de Dupontel.
Alors qu’à l’époque de Trop belle pour toi, Blier confessait avoir du mal à finir un film, il se permet ici un happy end en forme de pirouette de polar de série B. Bien loin de la dictature du réalisme ambiant, Blier fait, une fois de plus, la preuve qu’il importe peu d’être réaliste pourvu qu’on soit vrai.
28 juillet 2011