LE BRUIT DES MOTEURS
Philippe Grégoire
par Alexandre Fontaine Rousseau
Tourner en rond. C’est comme ça que débute Le bruit des moteurs. Par une série de plans fixes, au beau milieu desquels des voitures effectuent dans une parfaite trajectoire circulaire une suite de beignes effrénés. L’image dégage forcément quelque chose de désespéré. Elle trahit cette impression de n’aller nulle part qui opère comme force centrifuge de tout un pan du cinéma québécois. Philippe Grégoire, avec son premier long métrage, arrive tout de même à faire du millage à partir de ce lieu commun ; il y a quelque chose, dans ce mélange d’humour et de désespoir, qui rappelle certains films de Denis Côté ou encore le cinéma de Stéphane Lafleur. Mais le cinéaste trouve, dans cette lignée assez clairement balisée, les assises d’une vision qui lui est propre.
À la suite de son ouverture sous forme de ballet automobile, le film se déplace vers un collège où les douaniers canadiens sont entraînés au port des armes. C’est à cause des deux tours qui sont tombées, nous fait remarquer un instructeur, qu’on en est rendu là. Le terrorisme fait désormais partie de nos vies, insiste-t-il après qu’une élève du nom de Laura ait déclaré que ce discours va à l’encontre de ses valeurs. La formation se poursuit. On apprend à appréhender ceux qui résistent. Laura a un problème. Sa visière protectrice se couvre de buée, en raison du stress. On l’incite à porter son masque dans ses temps libres, pour « s’habituer à l’oublier ». C’est comme ça qu’elle va s’améliorer : en faisant comme si de rien n’était. L’idée va hanter la suite des choses.
Mais Le bruit des moteurs se détourne bientôt du sort de Laura afin de se concentrer sur celui d’Alexandre, agent formateur qui sera suspendu pour une période de deux semaines en raison d’une sexualité jugée potentiellement suspecte par ses supérieurs. Échouant chez sa mère, le jeune homme profite de l’occasion pour renouer avec ses racines de banlieusard un peu dépressif. C’est en donnant un coup de main à la piste de course familiale qu’il rencontre Aðalbjörg. Devenu guide touristique pour cette jeune Islandaise ayant abouti on ne sait trop comment dans ce lieu incongru, Alexandre redécouvre l’endroit où il a grandi ; « c’est le seul endroit en Amérique du Nord qui transforme la naphtalène pour en faire des boules à mites », explique-t-il, à défaut d’avoir mieux à raconter.
Lorsque Aðalbjörg lui fait remarquer qu’il est un peu étrange d’avoir construit une usine en plein cœur d’un quartier résidentiel, Alexandre justifie la décision en admettant platement « qu’il n’y a pas de plan d’urbanisme ici. » Ce territoire, tout comme lui, ne va nulle part. Il n’a pas de forme, pas de direction. On y bâtit des choses, sans trop savoir à quoi ça rime. Le retour aux sources d’Alexandre est empreint d’une mélancolie dans laquelle se reconnaîtront toutes celles et ceux qui ont grandi en région. Le terrain de baseball de son enfance sert maintenant de stationnement pour des camions de marchandise. Le peu d’attachement qu’il avait à ce territoire s’effrite ainsi, au fil des transformations. « C’est beau de t’entendre parler de chez toi », réplique Aðalbjörg avec une pointe d’ironie qui pourrait presque passer pour de la sincérité.
La visite touristique se transforme ensuite en leçon d’histoire sur la tombe d’un patriote, mort au combat puis excommunié. Le bruit des moteurs, on le sent bien, est un exercice d’archéologie personnelle et collective à travers lequel Philippe Grégoire cherche tant bien que mal à définir cet endroit un peu indistinct d’où il vient. À l’image de son protagoniste, fouillant dans le sous-sol de sa maison à la recherche d’un vieux lecteur CD, le cinéaste semble vouloir trouver dans le passé un ancrage qui lui permettra d’exister dans le présent. C’est ainsi qu’il faut lire, aussi, les références du film à André Forcier : comme une volonté de continuité, qui serait à la fois un héritage et une malédiction. Né à 15 minutes de la frontière entre le Canada et les États-Unis, Alexandre était « voué » à devenir douanier. On n’échappe jamais totalement à nos origines. Alors aussi bien les assumer.
Par-delà l’originalité affirmée de son scénario, qui relève finalement de l’exercice d’autofiction, le film de Philippe Grégoire fonctionne principalement en raison de l’immense sincérité qui s’en dégage. Malgré toutes ses excentricités narratives et formelles, qu’il cultive peut-être un peu trop fièrement, Le bruit des moteurs paraît profondément habité. On sent, à la manière qu’a sa caméra de regarder ce paysage, tout l’attachement du jeune cinéaste à celui-ci – malgré la nature équivoque des sentiments qu’il lui inspire. Le résultat final n’évite pas totalement le maniérisme propre à un certain cinéma d’auteur actuel, sa conclusion errante en Islande étant peut-être le plus épuisé des clichés qu’il convoque. Mais l’ensemble surprend tout de même par son mélange d’audace et de maîtrise. Comme premier film, on pourrait difficilement imaginer plus prometteur que ce drôle de petit objet plein d’humanité.
23 février 2022