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Critiques

Le caïman

Nanni Moretti

par Juliette Ruer

Le voila donc, ce Caïman. Le seul avantage d’avoir certains films en retard au Québec, c’est la perspective. On connaît la suite avant d’avoir vu le film : on sait donc que le film a eu un succès massif et immédiat; que Berlusconi ne l’a peut-être pas vu; que zéro médailles à Cannes a déçu Moretti et surtout que des élections ont été gagnées par la gauche italienne 15 jours après la sortie du film. Un an après, il sort enfin au Québec. La poussière a eu le temps de retomber, Prodi s’accroche, et l’Italie ne semble pas tellement aller mieux. Si un film avait changé la face du monde, ça se saurait.

Reste que Moretti est tombé juste. Comme toujours. Il nous avait laissé avec des images déchirantes de clous vissés sur le cercueil d’un enfant, dans La chambre du fils; on le retrouve pour la radiographie d’un moment, celui d’un instantané pris lors du printemps italien de 2006.

Avec un talent inouï et en donnant à chaque sujet la mesure nécessaire, Moretti a entrelacé un film dans son film, une histoire privée, un regard sur la politique et un coup de chapeau à un cinéma. Bertolucci, et surtout Scola dans Nous nous sommes tant aimés, avaient eu cette aisance de jongleurs pour décrire ce genre de moments précis à plusieurs voix.

Mais il faudrait décrypter chaque plan pour faire la compilation des sujets, des hommages et des avenues abordées dans ce film, tant le cinéma de Moretti est devenu un art synthétique majeur. À se demander comment il a fait… En gros, il a joué avec des valeurs; en forçant la dose d’un côté, il a appuyé la nuance de l’autre. Et de cette juxtaposition semble jaillir le caractère absurde qui ressemble au vécu.

Explication : il montre un Berlusconi tellement délirant et grotesque, qu’il faut appeler Fellini à l’aide pour le décrire (un bras qui sort d’un hélico – toujours un hélico dans le ciel de Rome –, un ralenti avec des pompom girls comme l’arrivée de Mussolini dans Amarcord). La charge contre Il Cavaliere est féroce, carnassière, et on peut lui donner plusieurs visages en plus du sien car c’est un clown de toute façon. En tout, 3 acteurs vont porter son rôle, pour finir de façon apocalyptique dans une représentation de Berlusconi par Moretti lui-même.

Même chose pour parler du cinéma. Moretti fait l’Italien pur jus en jouant encore la dramatisation fellinienne : le cinéma ? C’est un rêve gros comme une caravelle de Christophe Colomb qui traverse la ville sur un semi remorque, c’est beau comme des projecteurs blancs dans le soir qui tombe, débile comme des acteurs qui se la jouent et nostalgique comme des studios abandonnés…

Le reste, en négatif, devient alors une représentation de la réalité qui s’approche du vrai. Il est si juste cet homme malheureux, perdu dans ses mensonges, qui passe les quarantièmes rugissants de la séparation et qui n’a d’autres choix que de changer (de pour à contre Berlusconi, de trouille à courage pour faire un autre film, de la négation à l’acceptation d’une séparation). Il est si bien décrit qu’on l’entend presque réfléchir quand il marche en musique durant 3 séquences de travelling. La musique est toujours un allié de taille chez Moretti. On suit les émotions du héros, joyeux avec du raï de Rachid Taha, hors de lui sur du Haëndel et serein dans un délicat ballet automobile quand il faut se dire adieu sur The Blower’s Daughter de Damien Rice (déjà entendu dans Closer).

Mais ce n’est qu’une infime partie de ce printemps italien de 2006 montré par le plus grand des réalisateurs italiens d’aujourd’hui. Il y a aussi des cellulaires tout le temps, deux femmes qui ont un enfant, l’anniversaire de Dino Risi, la violence au cinéma vendue à des enfants qui veulent surtout jouer au lego, la justice dont on se moque, les critiques bons à tuer… etc. et tout ça pour le prix d’une place au cinéma! Une aubaine.

Il faut aussi voir la rétrospective à la cinémathèque québécoise, du 21 au 31 mars :
Nanni Moretti a réalisé une quinzaine de films; et du premier au dernier, du plus court au plus long, du plus docu au plus fiction, du plus politique au plus personnel, ils sont tous estampillés de ce style aérien, frondeur, ultra léger et dramatiquement juste. Tout semble dingue dans ce cinéma, mais rien ne dépasse les bornes; Moretti sait montrer la justesse du délire quotidien : un prêtre qui pète les plombs (La messe est finie), un lien difficile entre la politique italienne et le water polo (Palombella Rossa) ou des envolées philosophiques en vespa (Journal Intime). On rit aux larmes devant tant de générosité dans la description de l’amour de la mamma (à peu près tous les films!), dans le pire des drames (La chambre du fils), dans la fin d’un commerce (The Last Customer) et dans 27 minutes de pur bonheur paresseux avec Le Cri d’angoisse de l’oiseau prédateur.


22 mars 2007