Je m'abonne
Critiques

Le cas Richard Jewell

Clint Eastwood

par Édouard Vergnon

L’œuvre au long cours de Clint Eastwood est à ce point cohérente et stable dans ses motifs picturaux et ses thématiques que c’est l’ensemble des films qui la composent qui contribue à définir chacun d’eux isolément. De fait, les thèmes traités dans Le cas Richard Jewell ne font pas seulement écho aux réflexions que menait le cinéaste dans American Sniper et Sully, bien que les trois films forment un très beau triptyque, mais nous ramènent directement à Josey Wales et Bronco Billy. Longtemps, Eastwood nous a dit « attention un homme peut en cacher un autre » et s’est attaché à montrer qu’un seul point de vue ne pouvait suffire pour déchiffrer l’énigme d’une personnalité. William Munny dans Impitoyable, Butch dans Un monde parfait ou encore John Wilson dans Chasseur blanc, cœur noir avaient deux visages et c’est le total des deux qui faisait leur personnalité. Puis il y eut l’expérience déterminante de Mémoires de nos pères et Iwo Jima qui étendit ce souci de vérité aux grands faits de l’histoire. Chaque film qui a suivi contient un retournement spectaculaire de perspective. Dans American Sniper, c’est la scène où le tireur d’élite, de retour en Amérique, s’entretient avec le psychologue et découvre la « monstrueuse parade » des estropiés de la guerre. Dans J. Edgar, c’est la vision du corps nu et inerte de l’homme politique à la sexualité plus que contrariée.

Depuis quelques années, le cinéaste approfondit son propos en réécrivant la célèbre phrase du journaliste dans L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford, non plus « … imprimez la légende », mais « si la légende est plus belle que la réalité, imprimez la réalité moins belle que la légende ».  Le cas Richard Jewell n’est donc pas un film sur l’héroïsme, encore moins une célébration de l’héroïsme. Eastwood ne filme pas un homme qui secourt ses congénères, mais un homme qu’il faut secourir de ses congénères ; il faut sauver Richard Jewell de la vindicte publique. À cet égard, la meute de journalistes lancée à ses trousses le plonge dans un univers à la Fritz Lang, fort éloigné des films hagiographiques hollywoodiens sur des sauveteurs en montagne, des pompiers et autres entraîneurs sportifs qui galvanisent le public. Le film commence comme une étude sur un acte de bravoure mais progresse rapidement vers autre chose, qui était déjà au cœur du sujet de Bronco Billy et Josey Wales : la recherche d’une unité perdue. C’est le meilleur du film, quand les personnages de l’avocat, de sa secrétaire, de l’ami de la famille et de Richard Jewell se retrouvent confinés dans l’appartement de ce dernier et rejouent, en mode mineur, Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger. La petite troupe fraternelle devise de la meilleure façon de faire triompher la justice et s’attire la sympathie du public par son caractère disparate – l’accent slave de la secrétaire et l’aspect déclassé du jeune ami de la famille sont des détails qui font mouche. C’est elle qui fait progresser le récit, en même temps qu’elle forme, aux yeux du cinéaste, un idéal de société. Pour Eastwood, il n’est en effet de bonne société que celle qui se forme librement, presque malgré elle. Le baiser qu’échangent, après la victoire, l’avocat et sa secrétaire, n’est pas un épilogue surajouté mais l’expression inattendue d’un bel acquis. Cette question du fondement de la communauté représente l’arrière-plan complexe du film.

Eastwood dirige ses comédiens d’une main très sûre, les obligeant tous à faire preuve de retenue ; seul le jeu de Sam Rockwell trahit, en de rares occasions, une envie de rendre son personnage plus aimable qu’il ne l’est (sourires entendus, œillades, roulements d’yeux à l’adresse du spectateur) mais ces instants sont trop fugaces pour être embarrassants.

On apprécie depuis deux films le travail d’Yves Bélanger à la photographie. En délaissant la palette réduite de tons sourds de Tom Stern et ses compositions parfois un peu raides, au profit d’un coloris plus clair et varié, il donne au cinéma d’Eastwood l’occasion de renouer avec la facture plus libre et spontanée de Jack N. Green, chef opérateur jusqu’à Space Cowboys. Bélanger fait également un usage raffiné du format grand angulaire dans les scènes d’appartement. À cet égard, le plan le plus émouvant du film est peut-être celui où l’avocat, debout à gauche de l’écran, sermonne Jewell, assis tout penaud à l’autre bout. On y mesure, au sens propre et figuré, ce qui sépare encore les deux hommes et la solitude, quasi écrasante à ce moment de sa vie, de Richard Jewell.


30 mars 2020