LE CIEL ROUGE
Christian Petzold
par Gérard Grugeau
La question du regard a toujours été majeure dans le cinéma de Christian Petzold. Dans Barbara (2012), André, le protagoniste masculin, analyse une reproduction du célèbre tableau de Rembrandt : La leçon d’anatomie du docteur Tulp. En s’attardant sur la composition de l’œuvre organisée en triangles et en losanges, il révèle toute l’ambiguïté de la toile qui multiplie les lignes de fuite selon les regards des personnages, tendus pour certains vers un atlas d’anatomie situé à la droite du tableau. Une façon pour le peintre, selon l’interprétation du commentateur, d’induire son point de vue et, en l’occurrence, de nous amener à nous identifier à la victime, un jeune voleur récemment pendu, placé au centre de l’œuvre. Au-delà de l’acte de voir auquel nous invitent d’autres figures qui nous fixent, où se situe la vérité, semble nous demander Rembrandt. Cette idée du point de vue au cœur de toute représentation se retrouve en jeu de belle façon dans Le ciel rouge, le dernier film de Christian Petzold, récipiendaire de l’Ours d’argent à la Berlinale.
Mer Baltique. Une maison de famille sise au fond des bois, investie par Leon (Thomas Schubert) et Felix (Langston Uibel), venus s’isoler pour finaliser leurs projets respectifs. Leon entend venir à bout du manuscrit de son livre attendu par son éditeur (Matthias Brandt) alors que Felix doit concevoir un portfolio pour intégrer une école d’art. Très vite, cette quiétude apparente va être perturbée par la présence fortuite de l’énigmatique Nadja (Paula Beer) et de Devid (Enno Trebs), le sauveteur de la plage voisine. Une légèreté nouvelle chez Petzold préside un temps aux chassés-croisés de ce quatuor en émoi dont Leon sera la figure centrale, observatrice des comportements des uns et des autres. Bientôt, au carrefour du fantasme et de la réalité, la rumeur du monde rattrapera le groupe tandis que les feux de forêt qui sévissent dans la région se rapprocheront. Le récit gagnera alors en gravité, réfléchissant entre terreur et séduction les miroitements de l’amour et du désir au gré desquels la mise en scène trouvera matière à libérer ses éclats et ses brûlures. En écho à la planète qui flambe, les sentiments consumeront les corps et les cœurs pris dans l’urgence de vivre et d’aimer.
Pour un peu on se croirait dans une des utopies amoureuses que déclinait jadis Rudolf Thome (Le philosophe, 1988 ; Paradiso : Sept jours avec sept femmes, 2000), un autre cinéaste allemand injustement oublié. Il est vrai que jusqu’ici, l’essentiel du cinéma de Christian Petzold se jouait sur un registre plus dramatique. Au fil d’une filmographie indissociable d’un pays profondément marqué par son histoire et sa géographie, le cinéaste issu de l’école de Berlin nous a habitués à des personnages déplacés et sans racines, animés constamment par un désir d’ailleurs et travaillés par le manque. Des personnages en fuite et dans la survie, prisonniers de leur passé et des tourments de l’Histoire (Barbara et la guerre froide, Phoenix et l’empreinte indélébile des camps dans l’Allemagne de l’après-guerre), ou exposés à une barbarie plus contemporaine (Yella et la violence capitaliste, Transit qui, avec ses anachronismes de mise en scène, créait un pont entre les réfugiés d’hier et d’aujourd’hui fuyant la misère et les régimes totalitaires). Ici, dans ce dernier opus, une brève évocation de l’écrivain Uwe Johnson passé à l’Ouest en 1959 avant d’émigrer aux États-Unis porte à son tour la trace des déchirements entre les deux Allemagne.
Dans Le ciel rouge, Petzold prend ses distances avec ces motifs tragiques pour verser étonnamment dans le film d’été aux accents rohmériens. Il le fait toutefois sur un mode moins disert où ce sont les échanges de regards tout en fluidité qui organisent la mise en scène sans jamais tomber dans le ressassement introspectif. Sensible au mélange des genres qu’il a toujours cultivé (voir l’hommage au film noir dans Jerichow, adapté librement du Facteur sonne toujours deux fois), le cinéaste se frotte ici à la comédie sentimentale, agrémentant même son récit d’apprentissage de quelques notations horrifiques en ouverture. Jusqu’à ce que le tragique reprenne ses droits quand l’urgence climatique vient assombrir les jours de nos héros. La matière fabuleuse du mythe s’invite alors à l’écran, le feu et le souvenir brûlant des amants de Pompéi succédant à la romance et à l’élément aqueux de Ondine (2020), le précédent film du cinéaste. Une fois de plus chez Petzold, les frontières entre le réalisme et l’espace du rêve se brouillent, enrichissant le récit de plusieurs couches de sens afin que la vérité des choses traverse le temps.
Comme Aris Kindt, le supplicié du tableau de Rembrandt, Leon est au centre du dispositif établi par la mise en scène. Encombré dans un corps dont il ne sait que faire, rongé par un mal-être qui le coupe du monde, il est l’écrivain au génie incompris qui ne pense qu’à son œuvre en gestation au mépris de tout ce qui l’entoure. Sa sensibilité exacerbée le place en position d’observateur et pourtant, tout à son égocentrisme pathétique, il stagne dans son amertume en marge de la vie. Non sans cruauté, Petzold met en place tout un jeu de miroirs qui circonscrit de façon implacable l’espace du désir et sa dénégation par Leon. Le jeune homme maladroit se meurt d’amour pour Nadja mais, par ses coups de force scénaristiques, le film ne cesse de le renvoyer dans les cordes dès qu’une petite brèche s’ouvre dans l’armure que le jeune auteur s’est fabriquée. À la faveur de son portrait de groupe, Le ciel rouge raconte en fait le voyage d’un regard, celui de Leon qui finit par comprendre que c’est l’expérience vécue, celle venue des profondeurs, qui nourrit une œuvre… et c’est ce déplacement du regard qui fera la force du nouveau récit qu’il livrera finalement au monde. On pense ici à Sartre : c’est en dépassant l’opposition entre perception et imagination que la notion de sujet prend forme et que l’autre est enfin vu et rencontré, comme le suggère l’épilogue du film.
Deux autres effets-miroir renvoient à la question du regard : le manuscrit de Leon lu par l’éditeur qui permet au spectateur de juger de l’inanité du texte premier, donnant raison a posteriori à la « critique » acerbe de Najia, et le portfolio que prépare Felix. De manière intuitive, ouvert à la vie et aux autres, le jeune homme imagine un dispositif en forme de triptyque qui n’est pas sans rappeler l’exposition Voir la mer de Sophie Calle (2011). Une autre manière ici de concilier l’art et la vie, et de donner corps à des images fortes puisant à la poésie du monde pour un cinéaste resté fidèle à l’esprit de l’école de Berlin qui aspirait avant tout à donner à voir.
Mais si dans cet univers saturé de signes, le propre regard du spectateur est constamment sur la brèche, c’est aussi parce qu’il est en attente des apparitions de Nadja qui habite Le ciel rouge par la seule intensité de sa présence. Nadja est l’incarnation du désir, la chair intranquille du film diffusant dans son sillage une aura de rêverie et de douce mélancolie, à l’image des poèmes de Heinrich Heine dont elle a fait son sujet de thèse et qu’elle se plaît à réciter. Comme bien des personnages chez Petzold, elle est une âme flottante prise dans les méandres du temps, celle qui surgit de nulle part (on la dit Russe), comme un personnage de conte venu combler le vide et faire advenir le miracle de la rencontre avec l’autre par le pur exercice du regard. On est sous le charme.
14 juillet 2023