Le client
Asghar Farhadi
par Cédric Laval
Auréolé d’un double prix à Cannes, puis de l’Oscar du meilleur film étranger, Le Client témoigne, s’il en était encore besoin, de la richesse du cinéma d’Asghar Farhadi, qui avait explosé, sur la scène internationale, avec Une Séparation, Ours d’or à Berlin en 2011. Renouant avec les milieux social et spatial de la petite bourgeoisie de Téhéran, le film relate les déboires d’un couple, Emad et Rana, qui a emménagé dans un nouvel appartement, dont la dernière occupante exerçait une profession euphémisée par ses anciens voisins, néanmoins transparente pour le spectateur, celle de la prostitution. Peu de temps après avoir emménagé, Rana est agressée, alors qu’elle prenait sa douche, par un inconnu qui a pris la fuite en abandonnant derrière lui une camionnette compromettante. Sans prévenir la police, Emad décide de remonter la piste de l’agresseur pour venger sa femme…
Il n’est pas anodin de constater que les titres anglais et français diffèrent. Fidèle à l’original persan, le titre anglais, The Salesman, fait référence au « commis-voyageur » de la pièce d’Arthur Miller, que jouent au théâtre le mari et la femme. A contrario, la traduction française renvoie plutôt au « client » de la prostituée, qui s’introduit dans l’appartement et agresse Rana. Cette hésitation du traducteur entre le vengeur et l’agresseur illustre bien le balancement du point de vue qui est à l’œuvre dans le scénario, comme c’était déjà le cas avec Une Séparation, plaçant le spectateur dans une situation d’inconfort croissante, où la frontière s’estompe entre la victime et le coupable, entre la morale et le crime.
De fait, le cinéma de Farhadi brille d’abord par les détours scénaristiques qu’il emprunte, par la tension qu’il distille avec un dosage parfait, rendant impossible l’ennui du spectateur. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il a d’abord été primé, à Cannes, pour cet aspect de sa conception. Le film de Farhadi est très bien écrit, peut-être trop bien écrit. Plus que dans ses précédents films, on sent chez lui la volonté de créer une situation inextricable mise au service d’une mécanique scénaristique irréprochable, davantage que d’une vérité humaine et sociologique qui irriguait jusqu’alors son cinéma. Le film s’ouvre in medias res sur une scène où les locataires d’un immeuble sont évacués de toute urgence parce qu’il menace de s’écrouler. Si elle relève d’une nécessité narrative (Emad et Rama sont ainsi forcés de déménager), cette scène prend aussi une dimension métaphorique un peu trop appuyée : le danger d’écroulement ne renvoie-t-il pas d’abord à celui des valeurs éthiques, mises à mal dans l’histoire, aussi bien qu’à l’ébranlement du couple, d’autant que la confrontation finale a lieu dans l’ancien appartement des protagonistes principaux, hautement chargé de significations ? De même, la symbiose s’opère mal entre le fil principal de l’intrigue et les scènes de répétition de la pièce d’Arthur Miller, et l’on devine l’effort du scénariste à créer un « effet-miroir », propre à la mise en abyme, sur lequel insiste d’ailleurs le titre persan (et anglais).
Ne boudons pas notre plaisir : Le Client offre tout de même au spectateur des moments d’intensité dramatique qui le tiennent en haleine, à l’image de la dernière demi-heure du film, tendue comme un fil prêt à rompre. Si elle ne fonctionne pas entièrement, la mise en abyme de la pièce dans le film permet aussi à Farhadi de jouer habilement sur le paradoxe d’un théâtre envahi par le réel, où le jeu des acteurs est contaminé par les situations de la vraie vie, en même temps que les relations interpersonnelles dans la vraie vie révèlent peu à peu leur artifice. Oui, vraiment, Farhadi est un brillant cinéaste-scénariste. Mais à vouloir être trop efficace, souhaitons qu’il ne laisse pas la pulsation de son cinéma s’épuiser dans les rouages d’un système trop parfait.
9 mars 2017