Le coeur de Madame Sabali
Ryan McKenna
par Pierre Charpilloz
Tout aurait pu être morne, triste, sordide. Jeanette Sabali a des problèmes de cœur. Son compagnon, Bruno, ne la désire plus, ne la regarde plus. Quant à l’organe musculaire qui lui permet de vivre, lui aussi commence à faire défaut. Quelque part, une femme d’origine malienne est sauvagement assassinée.
Si cet incipit aurait pu ancrer le film dans un certain cinéma social et naturaliste, le réalisateur Ryan McKenna prend le virage inverse et nous propose une fable surréaliste plus proche de Wes Anderson que des frères Dardenne. Jeannette hérite d’un nouveau cœur, et tombe amoureuse d’un collègue de travail. Chibale, fils de la donneuse malienne, se rapproche de Jeanette, voyant en elle une réincarnation de sa mère. Se poursuit ainsi une succession d’évènements flirtant de plus en plus avec le fantastique, l’absurde et l’extraordinaire.
Bien sûr, on pourrait reprocher au film de Ryan McKenna de tomber dans la facilité du scénario surréaliste : quand tout est possible, les évènements surprenants et les retournements de situation perdent un peu de leur efficacité. On aurait aimé parfois, être plus surpris, plus ému. En un mot, plus pris par ce conte dramatique, qui sur la fin s’accélère un peu trop vite.
Le Cœur de Madame Sabali joue le jeu de l’enchevêtrement des histoires : l’étrange réminiscence de souvenirs intimes de sa donneuse coïncide pour Jeanette avec une redécouverte de l’amour. Comme le spectateur, l’héroïne avance dans son histoire guidée par la fatalité. Entre coups de chance et coups du sort, elle est promenée dans sa vie comme dans un manège. Face aux évènements, elle ne peut rien faire, sinon les subir et se laisser entraîner. Avant de se résigner, Jeannette entreprend quelques vaines tentatives, comme une danse lascive pour réveiller quelque sentiment chez son compagnon. Mais c’est peine perdue, et le spectateur en est conscient : il est des incidents contre lesquels on ne peut lutter. Pourtant, c’est de ces batailles perdues d’avance que naissent les plus belles scènes tragiques.
Car, et le réalisateur le répète à l’envi, Le Cœur de Madame Sabali est une tragi-comédie. Au sens général d’abord : le film s’amuse à mêler évènements tragiques et moments de bonheur, réalisme social et fantastique loufoque. Mais au sens strict également : comme les personnages de la tragédie antique, ceux du Cœur de Madame Sabali semblent suivre un étrange destin. Mais McKenna tient plus de Ionesco que de Sophocle, comme en témoigne sa direction artistique et sa mise en scène.
Des couleurs saturées, des plans souvent géométriques et des mouvements de caméras parfaitement fluides, pas de doute, l’héritage de Wes Anderson est bien présent. On le retrouve aussi, davantage encore, dans la musique du thème principal, à la fois étrange et magique (composée par Andres Vial), mais surtout dans l’aspect gentiment retro des décors et des costumes (signés Becca Blackwood).
A travers cet univers hors du temps, chatoyant et coloré, comme les robes des femmes africaines que rencontre Jeannette, Ryan McKenna nous convie avec poésie à l’improbable télescopage de deux cultures, qui coexistent pourtant si hermétiquement l’une avec l’autre. De sa relation avec Chibale, Jeanette découvre, tantôt avec malaise, tantôt avec bonheur, la gastronomie, les costumes et les coutumes de cette communauté malienne de Montréal. Le duo Amadou et Mariam, tel un chœur antique, vient souligner l’étrange poésie de certaines de ces scènes, parmi les plus belles du film.
Ainsi, malgré la tristesse de certaines situations, il s’agit avant tout un grand film joyeux et festif. Il doit cela en partie à sa mise en scène très formelle et colorée, exécutée avec une rare maîtrise. Le style est à la mode, de The Voices de Marjane Satrapi à Tristesse Club de Vincent Mariette, mais Le Cœur de Madame Sabali n’est pas le film de trop. McKenna évite avec finesse les pièges de la maladresse, et sait ne pas en faire trop, comme cela a été reproché à Robert Lepage pour sa Face caché de la Lune.
Mais surtout, le film doit beaucoup à ses dialogues, qui brillent par leur absence et leur brièveté. Jamais de dispute, de grandes questions et de longs débats. Aussi surprenants soient les évènements, aussi douloureuses les séparations, tout est laconique, lapidaire. C’est que les échanges sont ailleurs : dans les regards, dans la présence des acteurs. Car les personnages sont aussi bien dessinés qu’interprétés. Comme un tableau de maître, le soin est apporté à tous les détails, du doux romantique un brin dandy (Francis LaHaye), à l’ex-amant lâche et dépressif (Hugo Giroux) ; de l’orphelin exalté (Youssef Camara), à sa tante, plus suspicieuse (Phyllis Gooden). En passant bien sûr par Jeanette, Marie Brassard, naviguant, comme le spectateur, entre ces personnages et ses émotions.
A la fois réaliste et absurde, tragique et drôle, fou et sérieux, difficile de catégoriser le premier film francophone du winnipégois Ryan McKenna. D’un double héritage surprenant – Wes Anderson et la tragédie antique – est surtout né un nouveau cinéaste (bien qu’il s’agisse de son second long-métrage de fiction), au style singulier et unique. Le scénario est peut-être un peu trop mécanique, mais il s’excuse et s’explique par la douce absurdité d’un récit délectable qu’on suit avec plaisir.
La bande annonce du Cœur de Madame Sabali
3 décembre 2015